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Full text of "Les ascensions humaines: évolutionnisme et catholicisme"

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Les Ascensions humaines 



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DU MÊME AUTEUR 



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Le Mystère du Poète, roman traduit par A. M. Gladès, 
1 vol. in-i6 3 fr. 60 



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ANTONIO FOGAZZARO 



Lés Ascensions 

humaines 



ÉVOLUTIONNISME ET CATHOLICISME 

Disposait ascensiones in corde suc. 
Psaume LXXXIII. 

Traduit par ROBERT LEGER 



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PARIS 


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LIBRAIRIE ACADÉMIQUI DIDIER 


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Tous droits réservés 



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PREFACE 



Les écrits^ réunis dans le présent volume 
ont pour origine commune ma foi en un 
mode hypothétique qu'aurait employé Tlntel- 
ligence Suprême à la création de l'univers 
et au gouvernement des destinées humaines : 
la conviction profonde qu'il y a un harmo- 
nieux accord entre l'hypothèse évolution- 
niste et l'idée religieuse : la conscience du 
devoir moral qui impose à l'homme de glori- 
fier selon son pouvoir cette vérité dans 
laquelle «il vit», dans laquelle «il se 
meut» et dans laquelle «il est». Poète, 
nfin, j'ai voulu présenter publiquement la 
léfense de cette doctrine que m'apprend la 



a 



422394 






II PRÉFACE 

fin et la fonction de l'Art, et qui est, par 
conséquent, la justification de mon œuvre. 

Depuis le jouroii, pour la première fois, j'ai 
défendu l'hypothèse évolutionnisle contre ses 
adversaires religieux, ceux-ci ont perdu beau- 
coup de terrain; ils ont abandonne des objec- 
tions qui paraissaient des remparts inexpu- 
gnables. Hors de l'Italie, on a levé l'étendard 
de l'évolutionnisnie chrétien dans de solen- 
nelles assemblées catholiques. En Italie, des 
ouvrages d'ecclésiastiques étrangers ont été 
traduits et publiés avec l'autorisation des 
Curies épiscopales. En face de l'intransi- 
geance de certains théologiens protestants, il 
est apparu une fois de plus quelle est la force 
du catholicisme pour élever l'esprit qui vivi- 
fie au-dessus de la lettre qui tue. Si l'hypo- 
thèse de l'évolution est encore attaquée 
parmi nous au point de vue religieux et si 
elle paraît haïssable à beaucoup de croyants, 
notre liberté de jugement s'est trouvée 



rv - — V 



PRÉFACE m 

démontrée par l'usage même que nous en 
faisions, et, sainement entendue, cette liberté, 
elle aussi, tourne à la plus grande gloire du 
Créateur. 

Il persiste cependant, plus forte que cer- 
taines basses clameurs, une opposition obs- 
cure et voilée d'indifférence, qui est un produit 
d'éléments divers. On y trouve réunis, sans 
qu'ils aient un terrain d'entente commun : 
ceux qui craignent de voir disparaître un pré- 
tendu antagonisme entre la science et celte 
religion qu'ils ne pratiquent pas, à laquelle 
ils ne croient pas, mais dont la voix toujours 
menaçante ne laisse pas de les troubler et de 
leur inspirer quelque doute inquiétant; ceux 
qui ont peur d'entamer leur foi s'ils y font 
quelque retouche et qui la gardent avec 
crainte comme un joyau antique auquel il 
faut laisser la patine des siècles ; ceux aux- 
quels on soumit l'idée de l'évolutionnismespi- 
pitualiste quand ils atteignaient l'âge auquel 



P; 



IV PRÉFACE 

les idées, comme les veines, commencent- à 
s'ossifier; ceux qui ont l'aversion instinctive 
des conceptions trop vastes ; ceux qui veulent 
bien honorer le Père universel des vivants, 
mais qui éprouvent pour certaines parentés, 
conséquences de cette paternité universelle, 
un dégoût et une répulsion qui offenseraient 
saint François d'Assises ; ceux enfin à qui il 
semble peu intéressant de savoir si l'Univers 
a été créé d'une façon ou d'une autre. C'est 
cette digue, sourde et muette, qu'il faut 
rompre avec l'aide de Dieu, car il n'est pas 
vrai qu'il importe peu de lire ou de ne pas lire 
la magnifique Révélation écrite sur le granit 
des montagnes et sur l'aile des papillons, sur 
les flots de la mer et dans les gouttes du 
sang, dans le rayonnement des nébuleuses 
et au fond de la pupille humaine. L'homme 
qui s'instruit de cette Révélation est amené à 
plonger, Tàme pleine de respect et de stu- 
peur, dans les abîmes inexplorés du Conseil 



PRÉFACE V 2 



éternel; il est amené à découvrir, par expé- 
rience, la loi aimable et terrible qui Ta créé 
pour le soumettre à elle, pour le conduire vers 
une joie éternelle ou une éternelle douleur. 
Coupable est l'ignorance de ceux qui, confon- 
dant à tort le fait même de l'évolution avec 
les théories qu'on a imaginées sur les facteurs 
de cette évolution et en particulier avec la 
plus répandue, le darwinisme, soutiennent 
que l'évolution aboutit nécessairement à une 
morale basse et cruelle. Jamais plus grande 
sottise ne fut proférée. Depuis le ténébreux 
« Thohuvabohu » de la Bible, l'hypothèse de 
l'évolution nous montre une suite merveil- 
leuse d'opérations incessantes et infinies, 
accomplies selon des règles mystérieuses et 
inflexibles à l'intérieur des corps, avec la 
coopération docile des astres. Elle nous 
'nontre, s'actualisant sans cesse, les desseins 
ifinis d'une volonté dont les voies sont dif- 
îrentes de nos voies humaines ; elle nous 



VI PRÉFACE 

montre, au lieu des six jours miraculeux, un 
miracle se prolongeant pendant des siècles 
infinis en chaque atome de la planète, en 
chaque moment du temps, pour s'arrêter à 
l'apparition de l'homme, quand cesse l'ascen- 
sion des organismes et quand commence la 
liberté de l'esprit. Aveugle qui croit honorer 
Dieu en niant l'immense travail dont l'homme 
est sorti et en repoussant le récit divin pour 
s'en tenir à la lettre du récit mosaïque. 

Dans le récit de Dieu, que la science va 
déchiffrant patiemment, lettre par lettre, 
nous n'avons pas su lire encore comment, à 
un moment solennel, les forces originelles 
des choses étaient transformées pour pro- 
duire la force vitale : mais nous commençons 
cependant à y deviner que cette transforma- 
lion dut s'accomplir dès le principe et que i 
l'apparition de la vie fut un acte d'évolution. 
La pensée moderne incline à reculer le pro- 
blème de la vie plus avant dans un passé pro- 



PRÉFACE VII 

fond et ténébreux. Tout nous amène à croire 
que le premier être vivant a été seulement la 
première manifestation d'un principe qui bien 
auparavant existait déjà dans la matière inor- 
ganique, el que les forces physico-chimiques 
sont des phénomènes d'une vie élémentaire, 
d'une vitalité universelle des atomes. Des 
penseurs comme Rosmini et Spencer ont 
pénétré le sens de ce mystère. Un natura- 
liste éminent, Pictet, a récemment soutenu 
que le matérialisme se montrait impuissant à 
expliquer certains mouvements de la matière, 
lesquels supposent nécessairement une cause 
immatérielle de mouvement. Or, si les pre- 
miers organismes ont été le produit de l'évo- 
lution, si, par conséquent, le principe moteur 
des premières cellules vivantes n'est que la 
transformation d'un principe moteur de toute 
la matière, l'Univers apparaît à notre intelli- 
gence avec une magnificence dont la pensée 
nous exalte, et les créations des cieux tout 



'"iprégnées d'esprit, roulant et tournant dans 
ars immenses orbites par la force de l'esprit, 
lus chaotent la gloire du Créateur encore 
ieux qu'elles ne la chantaient au Psalmiste. 
i poussière même de la terre nous devient 
us auguste, et il nous semble entrevoir une 
vinalion de ce mystère dans l'âme céleste 
i Saint qui aima si tendrement fraie focu 
sor aqua. 

Mais c'est avec les organismes vivants que 
immeoce plus nettement encore l'enseigne- 
ent moral et religieux des faits de l'évolu- 
3Q. Soit que les premiers organismes aient 
iDtenu en puissance toutes les vies futures 
; la terre, soit que la multiplication et la 
ansformation des espèces aient été seulement 
:oduites par l'action des facteurs externes, 
DUS avons la vision d'un travail continu 
■quel coopèrent directement ou indirecte- 
,ent toutes les forces de la nature terrestre 
, de la nature sidérale, conformément à 



PRÉFACE IX 

certaines lois. Nous voyons dans ces 
lois, comme dans un miroir, la lumière 
de FÉternel, qui, immuable et immobile, 
agite et transforme constamment toutes 
choses, et le plan divin nous apparaît dans 
cette œuvre de création continue, que Ton 
pourrait représenter symboliquement par des -^ 

lignes, avec une plus grande netteté que dans / 

l'œuvre d'une création intermittente, qui / 

serait représentée par des points. Les points 
ne sont qu'une indication brève et sommaire 
de la ligne. Un point, par lui-même, n'indique 
ni but ni direction; il est à lui-même sa 
propre fin. Au contraire, la ligne la plus 
brève indique une intention et un but. Les 
voies du Créateur dans l'évolution sont pro- 
prement des lignes; elles expriment des 
intentions et des buts, elles constituent un 
plan qui ressemble aux plans humains en ce / 
qu'ils ont comme éléments communs le \ 
principe de causalité et l'idée de fin et en 



PRÉFACE 

I que le plan divin révèle une intelligence 
■éexislante, se déroulant dans le temps 
livant une idée ou suivant un principe 
iremcnt intellectuel qui échappe à l'action 
I temps. 

C'est ainsi que, par la tht*orie spirilualiste 
srÉvolulion, se trouve glorifiéerintelligence 
vine : ainsi sont rendues évidentes entre 
ilsprit de Dieu et l'âme de l'homme ces 
lalogies qui répugnent également aux 
:agérations de l'anthropomorphisme et aux 
:agérations contraires de ceux qui n'ad- 
citent aucune ressemblance de l'Être 
connaissable avec l'homme; et c'est pour- 
loi cette théorie illumine d'une lumière nou- 
ille et éclatante la loi suprême qui domine le 
an de la Création terrestre. C'est la loi qui 
. continuellemenl sortir de l'imparfait le 
oins imparfait : mais comme ce mot 
imparfait » suppose l'idée humaine de la 
Tfection, el comme, même parmi les 



PREFACE XI 

hommes, ce terme peut êlre entendu de façons 
diverses, il sera préférable de dire que, 
selon l'évolutionnisme spiritualiste, une Loi 
suprême a graduellement fait sortir sur la 
terre, de la première créature vivante, la 
dernière créature vivante, intelligente, ai- 
mante. Dans toute la création terrestre 
apparaît Faction continue d'une volonté 
appliquée à produire de rintelligence et de 
l'amour. On n'avilit point ces deux glo- 
rieuses forces de la nature spirituelle créée 
en disant qu'elles se trouvent en germe a 
l'aube de la vie animale, dans l'exercice 
des fonctions de nutrition. En même temps 
que les organes de ces fonctions, très simples 
dans le principe, vont se différenciant et se 
compliquant, les actes qui en dépendent et 
qui s'y rattachent se différencient eux-mêmes 
et se compliquent. Il en est de même pour 
les organes et les actes des autres fonctions ; 
et ainsi la nature de ces actes de vie animale 



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XII PRÉFACE 

se rapproche toujours davantage de la nature 
de rinlelligence et de Tamour. Quand 
l'homme est sur le point d'apparaître, il y a 
déjà sur la terre des phénomènes admirables 
de cette intelligence inconsciente qu'il 
nommera instinct, des phénomènes de 
mémoire, des phénomènes d'âme agissant 
dans le sommeil ; il y a d'admirables phéno- 
mènes d'amour maternel et d'amour conjugal ; 
il y a même des phénomènes élémentaires 
d'ordre familial et d'ordre social ; il y a enfin 
des êtres tout disposés à servir et à aimer cette 
créature semblable à Dieu, élaborée depuis 
le commencement des siècles et qui va se 
réaliser complètement. Si ce n'était pas 
le soleil, mais l'intelligence et l'amour, 
qui produisaient la lumière, d'hypothétiques 
sélénites auraient admiré, voilà quelques 
myriades de siècles, une lueur vague se 
répandant sur le grand globe ténébreux de 
la planète, puis une clarté croissante, des 



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PRÉFACE 

éclairs, des flammes vacillantes, jusqiTau 
moment où, une âme humaine étant enfin 
créée, serait apparue dans les cieux le premier 
rayon d'une pure et sereine lumière. La 
création subite de Fâme humaine est 
proprement un fait d'évolution. De même 
que Taddilion d'une quantité infinitésimale 
suffit à faire apparaître sur le cadran l'heure 
nouvelle, à transformer une fraction en 
unité, à déterminer une action chimique 
foudroyante et génératrice de substances 
nouvelles, ainsi Dieu créa-t-il tout à coup, 
par une transformation infinitésimale, l'âme 
de l'homme intelligente et immortelle, 
essentiellement difi'érente des âmes qui 
l'avaient précédée. 11 la créa capable de 
connaître l'Être, la Vérité, capable de 
l'aimer et ainsi de s'attacher à ce qui n'a 
point de corps, à une Idée, à un Invisible. Il 
la créa dominée par l'idée de cause, par la 
nécessité d'attribuer une cause à tout phéno- 



XIV PRÉFACE 

mène, et capable aussi de craindre et d'aimer 
les causes attribuées à toutes choses. 11 la créa 
telle dès le principe avant même qu'elle 
existât par une action universelle et inces- 
sante, et c'est pourquoi la fin de la création 
se présente sous une forme logique à l'intel- 
ligence de riiomme qui approfondit et médite 
ses propres origines. Quand on nous fait de 
la création de l'homme un récit difficilement 
acceptable, à notre époque, pour les intel- 
ligences cultivées, et quand on nous prescrit 
d'honorer Celui qui nous a produits de cette 
façon, on allie le principe même de toute 
obligation religieuse et morale à une matière 
décourageante. C'est pour cette raison que 
l'obligation religieuse et morale a été bientôt 
repoussée par l'orgueil humain, par l'intel- 
ligence superbe qui n'a de confiance qu'en 
elle-même. Pour nous, évolutionnistes 
ch rétiens, n ous nous attaquons à cette intel- 
ligence rebelle, pour la même vérité, mais 



PRÉFACE XV 

avec des armes différentes : ainsi nous la 
contraignons à abandonner un facile dédain 
et nous l'obligeons à se défendre. Nous avons 
en main, transformé et renouvelé, le livre 
méprisé de la vie, où nous lisons, écrit en 
grandes lettres de lumière, que Dieu a fait la 
créature pour qu'elle le comprît, l'aimât et 
le glorifiât. La première commence à l'ori- 
gine de la planète, la seconde commence à 
l'origine de la Vie, la troisième commence à 
l'origine des idées. Les trois lettres forment 
un mot unique, une auguste triphtongue qu'on 
ne peut lire complètement qu'en en reliant 
la première etla seconde partie à la troisième. 
Le fondement de toute obligation religieuse 
et morale apparaît ainsi clairement. Toute 
la nature créée a le devoir d'obéir à la parole 
qui l'a fait naître, de glorifier sa propre cause. 
La créature organique ou inorganique qui 
n'est pas douée de liberté a rempli ce devoir 
par l'effet d'une inflexible nécessité. Elle est 



XVI PRÉFACE 

le miroir dans lequel s'est reflétée la gloire de 
Dieu, afin que la créature libre pût la con- 
templer : et nous croyons en outre avec saint 
Paul qu'elle attend de Dieu le don de la 
liberté afin qu'à son tour elle le puisse 
glorifier. La créature libre a pu choisir, 
elle a pu glorifier son créateur. La loi 
suprême de l'Univers n'est pas atteinte par 
une telle liberté : elle subsiste toujours, elle 
réalise toujours son œuvre, elle agit sur le 
jugement de l'homme, elle tourne d'une 
façon terrible à la gloire de Dieu les rébellions 
mêmes de la créature spirituelle, de même 
que, dans le monde organique, les cas de dégé- 
nérescence créés par l'insuffisante activité des 
organes tournent à la gloire de la loi du 
progrès. Ainsi, nous voyons cette doctrine 
que le christianisme nous présente sous une 
forme dogmatique dériver sous une forme 
rationnelle de la théorie de l'évolution. Les 
Psaumes, le livre de la Sagesse, l'Ecclésiaste, 



PRÉFACE X\II 

le livre de Job, les livres des prophètes, si 
magnifiquement remplis de la grandeur, de 
la puissance, de la sagesse et dç la ma- 
jesté redoutable de Dieu, ne nous apprennent 
pas les raisons impérieuses et logiques que 
nous avons de glorifier cette doctrine, comme 
nous l'apprend la loi de révolution. Il n'y 
a pas une idée qui soit capable de remplir, 
de rassasier, d'enivrer l'âme humaine 
comme cette idée d'une coopération obliga- 
toire, mais libre, au plan divin de l'Univers, 
suivant les grandes lignes qu'une Science 
nouvelle découvre chaquejourdansla nature, 
comme cette idée d'un don libre de toutes nos 
facultés d'intelligence et d'amour à la glori- 
fication de l'Être qui, durant des siècles 
innombrables, a travaillé h créer l'homme. 
C'est pourquoi il importe de lire la révéla- 
tion écrite dans l'histoire du monde. C'est ce 
que des chrétiens ignorants ou timides n'ont 
pas encore su comprendre. Voici la voix 



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XVIII 



PRÉFACE 



solennelle des choses annonçant le pourquoi 
de la vie, l'origine et la fin de cette force qui, 
en ce moment, suscite les pensées à mon 
esprit et fait mouvoir ma main, de cette 
force qui fait palpiter mon cœur à l'idée qu'il 
a été formé peu à peu pour glorifier la vérité 
et la beauté dans leur cause et dans l'ordre 
que cette cause leur a donné, pour glorifier 
le Divin en tout amour, pour glorifier le 
Divin en toute joie. Voici l'idéal qui em- 
brasse, réunit et résume tous les autres 
en un seul, qui répond à toutes les facul- 
tés de l'homme, l'idéal que tous pourront 
atteindre et qu'ils pourront atteindre tou- 
jours, aussi bien l'humble créature perdue 
dans la Toute-Puissance que le grand prince 
qui Lui fait hommage de son propre pouvoir 
et qui en use selon sa volonté; aussi bien 
celui qui dirige ses actions suivant une règle 
de justice où il reconnaît la loi de Dieu que 
celui qui vit, obscur et pacifique, s'inclinant 






"S V 



PRÉFACE XIX 

dans sa pensée et dans ses actes devant une 
loi apprise comme divine. 

Quant aux chrétiens qui gtorifient Dieu par 
esprit de foi, qu'ils n'aillent pas considérer 
comme superflue la parole qui peut du moins 
faire réfléchir quelque incrédule et peut-être 
en amener quelqu'un à confesser la gloire 
divine. La dédaigneront-ils ceux qui, parmi 
ces croyants, ont connu l'angoisse du doute? 
Et les heureux qui, dans le secret de leur 
âme, n'ont jamais lutté pour la foi, dédaigne- 
ront-ils une raison nouvelle de rendre gloire 
à Dieu? — Ce n'est pas tout encore. La con- 
viction que Dieu, au prix d'un immense tra- 
vail, a élaboré, pour sa propre gloire, Tintel- 
ligence et l'amour, est de nature à pénétrer 
de vie et de vérité les pratiques de la reli- 
gion. Des actes sans intelligence et sans 
amour, alors même qu'ils revêtent la forme 
religieuse, ne sont pas des actes religieux : 
ils ne peuvent être agréables à Dieii. 11 ne 




PRÉFACE 

peut être agréable à Dieu que rhomme, par 
crainte deToffenser, s'abstienne de scruter les 
problèmes les plus élevés et que cet homme 
se contente d'une foi qui n'est plus en rap- 
port, dans sa forme, avec les connaissances 
scientiQques acquises par lui, comme un 
avare qui garderait dans sa cassette un tré- 
sor de pièces démonétisées au lieu d'en faire 
frapper le métal à l'empreinte nouvelle. Il ne 
peut plaire à Dieu que les hommes qui ont 
pour missioti de diriger la société humaine 
n'aient pas l'intelligence de Tordre qu'il lui a 
donné; il ne lui plaît pas que la société civile 
se gouverne comme si Dieu n'existait pas et 
que la société ecclésiastique se gouverne 
comme si l'ordre naturel de la société civile 
n'était pas également sacré. Une lui plaît pas 
qu'on choisisse pour gouverner l'Etat des 
hommes qui ne L'honorent pas; il ne lui plaît 
pas qu'on choisisse pour gouverner l'Église 
des hommes d'intelligence étroite et de savoir 



PRÉFACE XXI 

restreint. Que Tesprit humain sente religieu- 
sement la beauté des choses, la couleur, la 
ligne, leur harmonieuse union, qu'il sente 
religieusement la beauté des âmes, des idées, 
des sentiments, de la parole, Dieu en ressent 
plus de joie que des Te Deum chantés après 
les batailles où des milliers d'hommes sont 
envoyés sans préparation au jugement su- 
prême. C'est par la beauté même de l'art que 
le Créateur de rinlelligence veut être glo- 
rifié. On considère bien en général l'inspira- 
tion du poète, du compositeur, de l'artiste 
comme un don de Dieu, mais si on réfléchis- 
sait à la durée immense, à la stupéfiante 
^ complexité de l'action divine qui l'a produite, 
il serait plus difficile de refuser à l'art une fin 
corrélative, dans l'esprit de Dieu, à la fin 
même de la création, une fin qui, poursuivie 
par l'intelligence humaine, la fait participer en 
pensée et en acte à la gloire de Dieu. 
Et, si l'on réfléchissait à l'élaboration de 



XXII PRÉFACE 

Tamour dans les organismes inférieurs, on 
comprendrait mieux la nature et la grandeur 
de ce sentiment que des hommes sceptiques et 
des hommes religieux s'accordent trop souvent 
pour mépriser. Dans l'évolution de la vie ani- 
male, l'amour commence à se manifester bien 
longtemps après l'instinct sexuel,de même que 
l'instinct sexuel commence bien longtemps 
après l'apparition des premiers organismes. 
Il commence à se manifester dans les espèces 
animales inférieures à l'homme sous forme de 
préférence sexuelle, de passion jalouse, de 
sacrifice, de tendances mono^^amiques. De 
l'instinct sexuel se dégage le désir d'une 
union plus exclusive, plus durable, plus com- 
plète. La vie tend à produire un animal 
monogame et capable d'aimer ainsi. Entre 
cet amour et l'instinct sexuel, il y a harmonie 
jusqu'à certaines limites et antagonisme 
au delà. L'instinct sexuel, élaboré par la 
nature, est polygame. Le désir de l'union 



PRÉFACE XXIII 

complète et éternelle, bîen qu'élaboré aussi 
par la nature, est monogame. Le conflit entre 
les deux tendances, préparé dans la vie infé- 
rieure, éclate dans Thomme. Ce n'est pas le 
seul conflit qui partage la nature humaine 
entre deux lois opposées, mais c'est le plus 
violent. L'âme tend à se soumettre l'instinct 
sexuel pour le conduire vers cette forme 
d'union dans laquelle elle domine et pour l'y 
maintenir ; le corps tend à se soumettre l'in- 
telligence pour l'avoir comme servante et 
comme complice dans les unions où c'est lui 
qui domine. Mais toutes les forces de l'évo- 
lution tendent à élever l'esprit au-dessus du 
corps. C'est le triomphe de l'intelligence qui 
se prépare dans le plan divin. Le désir de 
l'union parfaite, exclusive, éternelle, dans 
laquelle deux intelligences associées do- 
minent, coopère à l'action créatrice. Les 
unions sexuelles dans lesquelles l'intelligence 
est esclave de l'instinct contrarient la fin de 



XXIV PRÉFACE 

la création. L'enivrement de Tàme dans 
Tiour, le désir de l'unité, de l'infini et de 
,ernel sont des dons de Dieu à l'élément 
)érieur de l'homme pour sa victoire sur 
ément inférieur. Si nous considérons les 
mmes de tous les temps eu égard h ce con- 
, nous trouvons, aux deux ailes d'une majo- 
î, qu'une oscillation perpétuelle emporte 
i tendances mon'ogamiques aux tendances 
ygamiques, deux minorités opposées : celle 
; se soumet toujours aveuglément à la seule 
ssancedc l'inslinct sexueletcelle qui nelui 
ine jamais satisfaclion. Lapremière est un 
oyable troupeau; la seconde, bien qu'elle 
nprenne certaines natures superbes et 
ides plutôt que nobles, s'élève au-dessus 
; foules comme un groupe surhumain, et elle 
pose le respect au monde. Dans ces âmes vic- 
ieuses, il n'est pas rare de trouver l'exemple 
n amour qui est entièrement dépouillé 
nimalilé, bien qu'il ait sa source dans 



PRÉFACE XXV 

Tamour sexuel. Des hommes que TÉglise 
catholique amis sur ses autels ont aimé ainsi 
jusqu'à leur mort, et ce n'est pas les rabaisser 
que de le dire, car leur amour pour la créa- 
ture se confondait tout naturellement avec 
leur amour pour le Créateur. Aucune autre 
affection humaine, pas même Tamour mater- 
nel, ne rapproche autant Thomme de la divi- 
nité. Dieu Ta préparée pour sa propre gloire. 
Peut-être n'y a-t-il aucun élan d'adoration qui 
monte plus ardent vers lui que cet élan de 
deux âmes qui s'aiment en Lui et qui, diffé- 
rentes par le sexe, réfrènent tout désir et 
toute jouissance sensuelle et aspirent à s'unir 
à Lui dans l'éternité. De semblables amours 
sont le privilège des âmes saintes; mais 
cependant, dans les âmes soumises à ce 
désordre intellectuel et moral que le langage 
religieux appelle le monde, parfois aussi vient 
à s'en allumer la rare et pure lumière. L'im- 
possibilité légale ou morale de l'union ter- 



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XXVI 



PRÉFACE 



restre est communément, dans le monde, une 
condition de son apparition et de sa persis-^ 
tance. Elle est comme Faube d'un état auquel 
l'espèce humaine n'est pas encore arrivée et 
auquel s'applique le neque nubent du Christ. 
Certes, elle ne resplendit pas dans les âmes 
adonnées au monde avec une clarté aussi 
pure que dans les âmes remplies de Dieu. 
Environnée par les vapeurs incandescentes 
des passions, par des erreurs intellectuelles, 
elle peut provoquer de terribles incendies 
ainsi qu'une lampe allumée dont l'huile miné* 
raie n'est pas assez épurée. Elle éclaire cepen- 
dant; cependant une certaine vision des 
choses divines commence dans les âmes enté- 
nébrées où elle s'allume. Ce qui commence, 
c'est la haine du mouvement contraire au 
plan divin de l'évolution, c'est le dégoût de 
redescendre de la nature humaine vers la 
nature bestiale. Ce qui commence, c'est le désir 
du mouvement qui répond au plan divin, c'est 



i - 



PRÉFACE XXVII 

lapassion de s'élever: passion sansorgueil,mais 
humble au contraire et pleine d'un sentiment 
d'indignité. Ces mépris et ces élans, ces dégoûts 
et ces passions sont une glorification de Dieu ; 
Tàme mondaine qui les ressent est toute 
proche de glorifier Dieu humblement. Telles 
apparaissent, à la lumière de l'évolution, 
l'origine et la fin de l'amour. Seule cette idée 
peut satisfaire un croyant qui sent tout le 
divin de l'amour et qui souffre d'entendre des 
hommes religieux en parler sans respect et 
sans intelligence. 

En indiquant la signification morale de la 
parole créatrice lue dans l'évolution de 
l'Univers, je ne prétends pas y avoir trouvé 
la solution de problèmes supérieurs à l'intel- 
ligence humaine. 

Je ne prétends pas, en particulier, y avoir 
trouvé la solution d'un problème aussi angois- 
sant que l'existence de la douleur et du mal 
sous le gouvernement d'un bien infini. La 




PRÉFACE 

théorie de révolution m'amène à placer les 
origines de la douleur et du mal dans un 
monde qui a précédé le monde actuel ; mais 
une semblable hypothèse ne fait qu'éloigner 
le problème. Il me suffît de montrer à ceux 
qui confessent avec moi le Fils de l'Homme 
une harmonie sublime entre la vérité connue 
par les moyens naturels et la vérité révélée. 
11 me suffit de conseiller aux âmes qui 
cherchent le vrai, qui errent, inquiètes, avec 
défiance et avec envie autour de la religion 
positive, de prendre la glorification de Dieu 
comme règle fondamentale de leur vie, règle 
conforme à la fois aux aspirations de leur intel- 
ligence et à celles de leur cœur. Il n'y a pas 
d'âme si grande qu'elle ne puisse se remplir 
de cet idéal; il n'y en a pas de sîpetite qu'elle 
ne le puisse contenir. 

C'est la fin la plus sublime qu'il soit pos- 
sible d'assigner à une vie, et cependant cha- 
cun peut l'atteindre. Eu égard à cette fin, la 



PRÉFACE XXIX 

seule intention delà volonté est déjà un acte. 
L'homme qui gît immobile sur un lit de dou- 
leur a conscience de pouvoir coopérer à la 
fin de rUnivers non moins que Tliomme qui 
s'emploie du matin au soir à des œuvres exté- 
rieures. Celui que contriste le blâme immérité 
ou la louange imméritée s'en réconforte en 
s' élevant vers Tidée souveraine qui l'attire 
au-dessus des jugements humains. Il y res- 
pire une gloire auprès de laquelle la gloire 
humaine est misérable. Si d'aventure cette 
gloire ne peut le consoler, il se console par 
l'espérance. Parce que FUnivers est ordonné 
de façon à développer l'intelligence et l'amour 
pour la glorification de sa cause, la vision de 
l'avenir se perd dans une splendeur croissante. 
Il ne peut être conforme au plan divin que 
l'âme créée s'anéantisse, puisque, fidèle à sa 
mission, elle est un instrument nécessaire de 
sa glorification. Il est vraisemblable, au con- 
traire, qu'au-delà de la tombe ses facultés de 



XXX PRÉFACE 

maître et d'aimer se développeront et 
elle participera davantage, en cet étal 
onnu, au Bien suprême. 
jes âmes dont je parle, si elles arrivent à 
si haut degré d'espérance en Dieu, enten- 
mt plus distinctement la tendre voix qui 
aux souffrants : « Venez à moi. » Plus elles 
ont étudié à fond dans l'Univers et dans 
i histoire la fin de la création, plus elles 
ont considéré les sottes révoltes deThomme 
itre la Loi suprême, les fautes de leur 
pre vie et les indignités de leur propre 
ir, plus aussi elles seront émues par la 
K de celui qui aime et qui pardonne. Les 
I de l'évolution sont terribles à méditer 
ce qu'on ne voit pas comment le pardon 
eut trouver sa place. En face de la race 
is laquelle domine l'intelligence, la race 
is laquelle domine l'instinct déchoit sans 
lède possible, et elle finit par disparaître 
initivement. L'organe qui n'agit pas s'atro- 



PRÉFACE XXXI 

phie infailliblement. Pour Tâme libre qui se 
soumet aux instincts et qui ne remplit pas 
son devoir, il y a toutes raisons de craindre le 
même sort. 

Il est au moins vraisemblable qu'elle perdra 
sa liberté comme la perd un peuple qui en 
use mal. Ce qu'il y a de plus mystérieux dans 
le cœur humain est peut-être le sentiment du 
pardon; seul au monde ce sentiment révèle 
une force qui pardonne. Cette révélation est 
importante. L'homme qui pardonne, s'il recon- 
naît une intelligence divine comme créatrice 
de l'Univers, ne peut croire qu'elle ne pardonne 
pas. 11 ne peut nier cependant l'inflexibilité des 
lois qui gouvernent toute chose autour de lui 
et qui jamais ne pardonnent. 

L'affirmation de son sentiment et la néga- 
tion des choses se heurtent dans sa tête. Il me 
semble voir cet homme, désespérant de 
résoudre l'énigme, s'asseoir accablé dans les 
ténèbres. Passe le soufle d'un esprit, passe 



R*'* 



rv . 



XXXII 



PRÉFACE 



une voix douce, profonde, surhumaine, qui 
dit : « Toi pour qui la vie est lourde, viens à 
moi. Viens à moi, toi qui ne peux comprendre 
Tamour. Viens à moi, toi qui m'as méconnu, 
toi qui m'as offensé, toi qui me nies encore. 
Viens que je te pardonne, que je t'aime, que 
je t'accueille dans mon royaume. » 
L'homme se lève eu pleurant, et il va. 



Antonio Fogazzaro. 



SUR UNE RECENTE COMPARAISON 

DES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DAR' 
AU SUJET DE LA CRÉATION 



1 



i 



I 



En 1884, la faculté de théologie de TUni- 
versité de Munich mit au concours la ques- 
tion suivante : 

« Exposer et comparer les théories de saint 
Augustin et de Darwin sur la création. » 

Ce fut le professeur Grassmann, du Sémi- 
naire de Freising, qui remporta le prix. 
En 1889 il publia son savant et limpide mé- 
moire, où il résume les deux doctrines avec 
une parfaite loyauté, mais en cherchant à 
mettre en lumière par la comparaison toutes 
leurs divergences*. Il prétend démontrer 
que saint Augustin et Darwin ont eu une 

1. F.-L. Grassmann, Die SchÔpfungslehre des heiligen Au- 
gustinus und Darwins. Regens burg, Manz, 1889. 



\ LES THÉOBIES DE S. AUGUSTIN ET DE DAIIWIN 

idée différenle de l'individu et de l'espèce; 
que, si sain! Augustin a médité sur l'origine 
de la vie, Darwin a estimé que c'était folie 
de se poser une semblable question; que 
naturaliste repoussait à l'oncontre du saint 
toute différence spéciGqite entre l'ûme de 
l'bomme et celle de l'animal; que Darwin 
enfin ne voyait autre chose dans le monde 
que l'action de causes physico-mécaniques et 
regrettait, ainsi qu'il l'a écrit à Hooker, de 
s'être servi une fois du mot « créé » au lieu 
d'employer ces mots : " apparu à la suite 
d'un processus totalement inconnu «. J'aurai 
l'occasion de rappeler plus tard des faits très 
connus qui ne concordent pas avec ce juge- 
mentsurles opinions religieusesdeDarwin ; il 
mesuffit maintenant de remarquer que la voie 
suivie parle professeurGrassmann était assez 
aisée, non seulement parce que les deux 
systèmes se développent évidemment sur des 
terrains différents, dans des esprits différents, 



AU SUJET DE LA CRÉATION 5 

selon des lois différentes de raisonnement 
et des critériums de vérité différents, mais 
surtout parce que personne ne pourrait rai- 
sonnablement attendre du penseur le plus 
cultivé et le plus profond du iv^ ou du v* siècle 
un système rigoureusement identique à celui 
que la pensée humaine a enfanté quatorze ou 
quinze siècles plus tard, après une transfor- 
mation complète des méthodes scientifiques, 
l'acquisition d'instruments innombrables, 
extrêmement puissants et exacts, un travail 
d'une intensité et d'une variété que les an- 
ciens ne pouvaient même concevoir, une juste 
récolte de découvertes merveilleuses par les- 
quelles se trouvaient contredits, en totalité ou 
en grande partie, tous les jugements et toutes 
les opinions des contemporains de saint 
Augustin sur les phénomènes de la nature, 
découvertes qui livraient à l'observation et à 
la réflexion humaines des domaines nouveaux, 

4 

sans comparaison plus étendus et plus fertiles. 



■'V.: '^'* 



6 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

Il me semble que la Faculté de théologie de 
rUniversité Louis-Maximilien n'a pas bien 
posé la question : la doctrine de Darwin, en 
ce qu'elle a de propre à l'illustre naturaliste, 
est distincte de l'hypothèse fondamentale de 
révolution; elle tend à mettre en lumière 
les facteurs et les formes de ce processus une 
fois admis en ne considérant que notre monde 
et spécialement les espèces animales. Puisque 
d'autres naturalistes et penseurs, avant ou 
après lui, ont construit sur la même base 
des théories scientifiques différentes, il ne 
paraît pas très opportun de comparer les 
intuitions théologiques et métaphysiques de 
saint Augustin avec aucun de ces systèmes 
particuliers. Qu'importe en effet, par rapport 
aux idées de saint Augustin, que les facteurs 
de l'évolution soient, comme le veut Lamarck, 
l'influence du milieu, les effets de l'exercice 
ou de l'inaction des organes, que ce soit la 
sélection naturelle ou cette ^roi^iA-/brc^, mo- 



AU SUJET DE LA CRÉATION 7 

diBée par le milieu et par l'effort du sujet, 
dans laquelle le professeur Cope voit l'ori- 
gine des variations individuelles, que ce soit 
enfin la sélection physiologique proposée par 
Romanes en 1886 et considérée par quelques- 
uns comme le plus grand pas fait par la science 
sur celte voie. Ce qu'il importe uniquement 
d'opposer à saint Augustin , c'est cette hypothèse 
que toutes les espèces dérivent généalogique- 
ment d'une souche commune soit par degrés 
insensibles, soit par sauts brusques et par voie 
de naissances spontanées, ainsi que le veulent 
KôUiker et Wigand. Si Timmense renommée 
de Darwin l'indiquait à la Faculté de théolo- 
gie comme le plus grand représentant du 
transformisme, les savants professeurs de 
Munich ne pouvaient ignorer que la sélection 
naturelle est vigoureusement combattue au 
sein même de l'armée évolutionniste et que, 
de l'aveu même de son propre inventeur, 
elle est en tout cas impuissante à expliquer 



8 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

la variabilité des espèces, n'ayant en effet 
d'autre fondement qu'un phénomène inex- 
pliqué, les variations individuelles dans les 
limites de chaque espèce. 

L'hypothèse fondamentale commune à 
Darwin et au théologien Henslow, au maté- 
rialiste Haeckel et au spiritualiste Le Conte, 
au professeur Huxley et à son contradicteur 
Mivart, voilà ce qu'il fallait mettre en regard 
de la doctrine de saint Augustin ; même, au 
lieu d'une hypothèse restreinte aux orga- 
nismes terrestres, il fallait aller jusqu'à l'hy- 
pothèse d'une évolution universelle de la 
matière, la grande hypothèse qui est celle de 
la nébuleuse avant d'ctre celle du transfor- 
misme. La question étant ainsi posée, les 
concurrents auraient eu a examiner si les 
systèmes avaient quelque ressemblance essen- 
tielle et se rencontraient en un point commun. 

Que le dogme chrétien de la création soit 
inconciliable avec la doctrine évolutionniste, 



AU SUJET DE LA CRÉATION 9 

c'est ce que proclament, comme peut facile- 
ment le remarquer un observateur impartial, 
à la fois les savants les plus éloignés du chris- 
tianisme et les croyants les plus éloignés de 
la science, c'est-à-dire ceux qui ignorent au 
moins une moitié du sujet sur lequel ils 
raisonnent. C'est un étrange accord, produit 
d'un côté par la haine et de l'autre par la ter- 
reur. Du côté de la science irréligieuse, ïodiwn 
antitheologicum a troublé le cerveau de plu- 
sieurs penseurs plus mesurés que Vogt, 
d'après lequel les apôtres devaient présenter 
dans la structure de leur crâne des carac- 
tères nets de la nature simiesque^ HaBckel, 
disciple téméraire d'un maître prudent, tout 
en déclarant que la création, en tant qu'elle 
implique le néant comme origine de la ma- 
tière, ne peut servir d'objet à des considéra- 
tions scientifiques, ajoute aussitôt que l'éter- 



1. VooT, Vorlesungen ilber den Menschen. Voyez Mivart, 
Genesis of Species^ Introductory. 



10 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

nité de la matière est prouvée par la science, 
repousse le concept téléologique de l'Univers 
et, à propos d'évolution, fait intervenir les 
Papes et la gérarchie*. Il reconnaît que deux 
idées fondamentales du récit mosaïque lui 
sont communes avec les théories évolution- 
nistes, à savoir l'idée de différenciation et 
ridée de perfectionnement progressif des 
organismes; mais toute son œuvre a pour 
objet de démontrer l'antagonisme entre les 
traditions religieuses et la doctrine qu'il voit 
combattue par les prêtres de toutes les Églises. 
Cependant celui qu'il révère comme le plus 
grand auteur de cette doctrine, Darwin, a tou- 
jours protesté contre l'accusation d'irréligion ; 
dans toutes les éditions de sonlivre sur Y Origine 
des Espèces, il a maintenu le mot créé ^ malgré 
la fameuse lettre à Hooker. Au frontispice de 
la seconde édition de son livre, Darwin a ins- 
crit les paroles par lesquelles l'évêque Butler 

1. II^CKEL, Natûrliche Schopfungsgeschichte^ cap. ii. 



AU SUJET DE LA CRÉATION 11 

déclare reconnaître dans les lois de la nature 
la volonté constante d'un esprit intelligent; 
Haeckel, au contraire, a pris Tépigraphe de 
son Anthropogénie dans le Promêthée de 
Gœthe, le poème de la haine contre Dieu. 

Virchow, qui renferme en lui un savant et 
un philosophe en désaccord continuel, après 
s'être attaqué avec violence aux bases mêmes 
que le transformisme croit trouver dans la 
science, s'abandonne à VOdium antitheologi- 
cwm, auquelil donne le nomhonorable de Pom# 
de vue du sentiment ^ ; aux théologiens chré- 
tiens il oppose, par des arguments tirés de 
la morale, cette même doctrine sur l'origine 
de l'homme dont il a voulu d'abord ruiner les 
preuves scientifiques, et il laisse échapper ces 
mots bien singuliers pour un savant : « Où 
les faits manquent, il reste encore de la place 
pour la science fondée sur le sentiments » 

1. Gefûhlsstandpunkt. 

2. Wo die thatsachen fehien, da bleibt auch fur die Gefûhls- 
"wissenschaft ein Platz. Virchow, Menschen und AffenschiideL 



12 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

Plus connues encore sont les violences maté- 
rialistes de Bûchner. Voilà comment, surtout 
par la faute de quelques darwinistes alle- 
mands, la passion a pris, dans cette discus- 
sion, la place de la science; «linsi Téten- 
dard moniste de Haeckel, dressé au-dessus 
de la doctrine évolulionniste, a pu per- 
suader à certains esprits qu'elle est vraiment 
un ouvrage de guerre, un travail d'approche 
contre le christianisme. Cette opinion fut 
d'ailleurs confirmée par un très grand nombre 
de livres publiés dans toutes les parties du 
monde et où se trouve développée avec une 
singulière complaisance cette partie de la 
théorie qui est relative à l'origine de l'espèce 
humaine, partie que l'on considère comme 
capitale dans la lutte avec les traditions reli- 
gieuses ^ 
Aux Etats-Unis, le monisme haeckelien a 



1. Voyez WiGAND, l)er Darwinismus uncl die Naturforschung 
Newtons und Cuviers, vol. 111, p. 171. 



AU SUJET DE LA CRÉATION 13 

pénétré, malgré Tattitude hostile de certains 
savants illustres, sous une enveloppe mys- 
tique qui prouve moins en faveur du juge- 
ment que de la bonne volonté de ses adeptes. 
Un des plus ardents et des plus imaginatifs 
d'enlre eux, Powell, a écrit sur l'évolution 
un livre * dont les propositions sont beaucoup 
plus métaphysiques que scientifiques. L'au- 
teur, un calviniste qui, ne pouvant supporter 
les sévères doctrines de son Église, en est 
sorti d'un bond pour aller tomber hors du 
christianisme, affirme, dès le début de son 
livre, — œuvre pleine de cœur, qui dénote 
uneàme ardente et troublée, l'antagonisme 
nécessaire entre la doctrine transformiste et 
la foi religieuse; et, puisque Laplace a dit 
que tout progrès de la science fait reculer 
dans l'histoire de l'univers l'action d'une 
cause première, Powell se demande si on ne 
pourrait, par un effort suprême, « byone final 

1. Powell, Our UeredUy from God, 



n 



14 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

push », réiiminer tout à fait; évidemment, 
c'est à cette gloire qu'il aspire. Chez nous, 
pour citer un exemple tout récent, le profes- 
seur Morselli, reproduisant en substance, 
dans ses très savantes leçons sur l'anthropo- 
logie générale, un passage de l'jE'^^aî d'Herbert 
Spencer sur l'hypothèse de la nébuleuse, 
affirme que l'idée de Création, inconciliable 
avec celle d'Evolution, appartient à un stade 
inférieur de la connaissance humaine*. 
Aujourd'hui, pense-t-il, le seul système de 
philosophie susceptible de se développer est 
l'évolution nisme moniste. Derrière de sem- 
blables maîtres marche une foule anonyme 
qui prendsurtout dans les nouvelles doctrines 
celles qu'elle comprend le mieux, qui lui sou- 
rient le plus et qu'elle s'est le mieux assimi- 
lées : l'origine simiesque dé l'homme et la 
négation du Créateur. 
D'autre part, quelques revues anglaises et 

i . Lezîoni di antropologia^ seconde leçon, p. 40. 



AU SUJET DE LA CRÉATION 15 

américaines, telles que la North British 
Review, le Christian examiner ^ \di North Ame- 
rican Revtew ont accusé d'athéisme, dès le 
début, la théorie transformiste de Darwin, 
tout en admettant le théisme de Tauleur. 
Cette accusation fut renforcée par un théolo- 
gien américain de grande réputation, le doc- 
teur Hodge, et par d'autres encore. Agassiz, 
dans l'esprit duquel, suivant Le Conte*, s'est 
formée la grande idée de l'identité essentielle 
entre le développement des genres, des 
espèces et des individus, n'a pas voulu édi- 
fier sur cette base, comme il aurait dû le faire 
logiquement, la théorie de l'évolution : il l'a 
même combattue chez Darwin parce qu'elle lui 
paraissait aboutir à la négation d'une vérité 
plus haute et plus certaine, l'existence du 
Créateur; il a mérité ainsi d'être très favo- 
rablement cité par Grassmann, bien qu'il 



1. Le Conte, Evolutions and Us relations to religions 
Throught, p. 43. 



16 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

ne fût pas orthodoxe, mais qu'il soutint la 
diversité des espèces. 

Le livre de Darwin sur l'origine de 
riiomme, Tidentité de nature affirmée entre 
Tâme de Tliommc et celle des bêtes, le 
dogmatisme brutal de Hœckel jetèrent la 
terreur et l'effroi parmi les croyants. De pro- 
fonds penseurs catholiques, comme Zanella 
et Fornari, parlèrent de révolution avec 
horreur, et Antonio Franchi en parla avec 
plus de violence encore dans son Ultima 
criiica. Le professeur Grassmann, couronné 
comme je Tai dit par la Faculté de théologie 
de Munich, veut démontrer que la foi est 
inconciliable avec le transformisme darwinien 
en tout ce qui est relatif à Tâme humaine; 
il considère comme vaines toutes les tenta- 
tives faites pour accorder Tidée générale 
d'évolution avec Tidée de création. En 1888, 
un conseil ecclésiastique presbytérien relira 
sa chaire à un professeur de théologie parce 



l- 



AU SUJET DE LA CRÉATION 17 

qu'il enseignait qu'Adam avait été créé 
d'une poussière issue d'autres organismes et 
non d'une matière inorganique ^ Je me sou- 
viens enfin d'avoir entendu le P. Agostino 
de Montefeltro terminer une de ses plus élo- 
quentes prédications par une anecdote qui 
avait pour objet de condamner et de railler 
l'hypothèse de l'origine animale de l'homme. 
C'est ainsi qu'une autre foule anonyme, 
repoussant les nouvelles doctrines parce 
qu'elle les entend maudire par ses maîtres, 
prêcher par les adversaires de toute foi, et 
surtout parce qu'elles lui paraissent contraires 
au récit mosaïque, s'empresse d'accorder 
bénévolement à l'ennemi qu'évolutionnisme 
et matérialisme se confondent, qu'évolution- 
nisme et christianisme sont inconciliables. 
C'est tout ce que veulent Haeckel et ses 
disciples. Toute opposition de caractère reli- 
gieux leur est agréable ; ils la préviennent en la 

1. Mac Queary, Evolution ofMan and Christianity^ p. 72^ 

a 



18 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

proclamant nécessaire, inévitable ; ils ignorent 
les opinions et les témoignages contraires» 
Powell publiant, en 1889, la longue liste des 
auteurs qu'il a consultés pour écrire son 
ouvrage y met bien Quatrefages, antique 
adversaire de la variabilité des espèces, mais 
on n'y trouve pas Le Conte, Américain comme 
lui, géologue remarquable, professeur à 
rUniversiJé de Californie, qui, deux années 
auparavant, avait publié une apologie de 
l'évolution inspirée par de profondes convic- 
tions chrétiennes. 

Il ne faudrait pas commettre de semblables 
inexactitudes, car le monisme trouve en 
face de lui des adversaires moins terrorisés 
et moins complaisants que ceux dont j'ai 
parlé, qui ne sont nullement disposés à lui 
reconnaître aucun monopole sur l'hypothèse 
de l'évolution, mais qui sont tout prêls à 
relever ses erreurs de fait et jusqu'aux appa- 
rences d'un subterfuge peu recommandable. 



1 



AU SUJET DE LA CRÉATION 19 

Haeckel et ses partisans commettent donc une 
grave imprudence lorsque, exposant les 
origines historiques de Tidée transformiste 
et traitant de ses précurseurs, ils s'occupent 
d'Anaximandre, d'Heraclite, d'Empédocle, de 
Lucretius Carus et passent sous silence les 
intuitions puissantes et lumineuses des 
grands penseurs chrétiens. Comme il n'était 
pas en leur pouvoir de supprimer les témoi- 
gnages des Pères de l'Église, il valait beau- 
coup mieux pour eux s'y attaquer et les discu- 
ter. De son côté le professeur Grassmann 
aurait, je crois, mieux servi sa cause, si, après 
avoir marqué les différences entre les hypo- 
thèses de saint Augustin et l'hypothèse cvo- 
lutionniste, il avait aussi relevé d'une façon 
expresse les coïncidences entre ces deux 
systèmes qui ont une origine partielle dans 
la même analyse : ces coïncidences, en effet, 
sont évidentes, et elles ont une portée singu- 
lière. 






1 



II 



Dans le traité De Genesi ad litteram^ saint 
Augustin, s'attachant principalement au pas- 
sage : « Celui qui vit dans Télernité a créé 
toutes choses à la fois* » et aux versets 
4 et 5 du chapitre ii de la Genèse : « Tel est 
le récit de la création du ciel et de la terre, 
quand vint le jour où Dieu fit le ciel et la terre 
et toutes les plantes des champs avant 
qu'elles n'apparussent sur la terre et toutes 
les herbes des champs avant qu'elles ne s'y 
élevassent- », considère comme probable que 

1. Qui Tivit in œternum creavit omnia simul. Ecclé- 
siaste, XVIII, i. 

2. « Hic est liber creaturœ cœli et terrœ, cum factus est 
dies, fecit Deus cœlum et terram et omne \iride agri ante-^ 
quam esset super terram et omne fœnum agri antequam 
exortumest. » La version adoptée par saint Augustin s'écarte 
un peu dans ce passage de la Vulgate, que Ton peut traduire 



LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 21 

tous les organismes ont été créés à la fois et 
en puissance, potentialiter^ causaliter^ pri- 
mordialiter^ d'une matière première dont ils 
seraient ensuite sortis, chacun à son temps, 
selon Tordre indiqué par la Genèse. Le 
monde actuel, avec toutes ses formes diverses, 
existe virtuellement en germe : « De même 
que, dans la graine même étaient obscuré- 
ment contenues toutes les parties de Tarbre 
futur, ainsi y a-t-il lieu de penser que le 
monde, quand Dieu créa toutes choses simul- 
tanément, avait en lui-même tout ce qui fut 
fait en lui et par lui à mesure qu'en vint le 
jour*. » Saint Augustin n'a pas fait exception 
pour le corps humain ; il ne lui a pas reconnu 

adnsi : « Telle fut l'origine du ciel et de la terre, quand l'un 
et l'autre furent créés au jour où le Seigneur Dieu fit le ciel 
et la terre et toutes les plantes des champs avant qu'elles 
n'apparussent sur la terre et toutes les herbes de la terre 
avant qu'elles n'en sortissent.» Les diflérences entre ces deux 
textes n'ont aucune importance pour la discussion. 

1. « Sicut autem in ipso grano invisibiliter erant omnia 
simul quœ per tempora in arborem surgant, ita ipse mundus 
cogitandus est, cum Deus simul omnia creavit, habuisse simul 
omnia quœ in illo et cum illo facta sunt cum factus est dies. » 
De Gen. ad Litt., V, 45. 



23 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

une noblesse particulière qui le distinguât 
corps (les animaux. «Si donc il façonna 
us la terre l'homme et les animaux, 
'est-ce que l'homme a de plus excellent à 
égard, sinon qu'il fut créé à l'image de 
!U? Et cela s'applique non à son corps, 
,is h son ûme spirituelle^ » IH'a vu exister 
puissance dans la matière première et en 
'tir « secundum causalemratîonem » , comme 
t vu exister dans le monde, dès la création 
ginelle, l'àme humaine. « Examinons donc 
la vérité peut être ce qui m'apparalt sans 
:un doute comme plus acceptable pour la 
son humaine, à savoir que Dieu, dans ces 
imiers actes par lesquels il créa toutes 
3ses à la fois, ait aussi créé l'ame humaine 
ur l'insuffler ensuite, en temps voulu, aux 
smbres qu'il façonnait dans l'argile ; de ces 



B Si ergo et homïnem de terra el bcstias de terra ipse for- 
lii, quid habethomo e^ccllentius in liac re nisi quod ipse ad 
ginem Dei creatus est 1 Nec taincn lioc secundum corpus, 

secundum intellcctum mentis. » De Gen. ad tilt., Vf, ~J2. 



AU SUJET DE LA CRÉATION 23 

membres mêmes il aurait créé parmi les choses 
simultanément mises au jour la forme vir- 
tuelle, afin d'en faire sortir, àTheure voulue, 
le corps humain. On pourrait donc penser, 
si l'aulorité des Écritures et si la raison ne 
s'y opposent pas, que Fhomme fut fait, le 
sixième jour, d'un corps qui déjà existait en 
puissance et d'une âme créée dès le premier 
jour et cachée parmi les œuvres de Dieu*. » 
L'hypothèse qu'exprime saint Augustin 
avec prudence et avec quelque timidité se 
rencontre avec l'hypothèse évolutionniste 
pour exclure les créations spéciales et suc- 
cessives opérées par les actes de création 



1. « lllud crgo videamus iitrum forsitan verum esse possit, 
qiiod certe humanœ ratiohi tolerabilius mihi videtur, Deum in 
illis primisoperibus, quae simul omnia creavit, animam eliam 
luimanain créasse quam suo tempore membris ex linio for- 
mali corporis inspiraret, cujus corporis in illis simul conditis 
rébus ralionem, creasset causaliter, secundum quam fieret, 
cum faciendum esset, corpus humanum. Grcdatur ergo si 
nuUa Scripturarum auctoritas seu verilalis ratio contradicit, 
liominem ita factum sexto die ut corporis quidem humani 
ratio causalis inelementis, mundi anima vero jam ipsa crearc- 
tur sicut primitus conditus est dies et creata lateret in opc- 
ribus Dei. De Gen. ad litt.^ VU, 35. 



24 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

distincts, tandis que ceux-ci apparaissent à 
beaucoup de croyants comme inséparables 
de ridée chrétienne de création au moins en ce 
qui concerne le corps humain. Ces deux hypo- 
thèses sont donc d'accord sur ce point capital. 
Admettant ainsi que tous les organismes 
sont issus d'une matière première comme 
Farbre est issu de la graine, saint Au- 
gustin peut sans doute admettre sur l'ori- 
gine des espèces toute théorie partant de 
l'évolution naturelle : il en est une cependant 
avec laquelle son hypothèse se concilie plus 
facilement qu'avec toute autre : c'est celle qui 
aux agents darwiniens oppose l'action de 
causes internes : et c'est précisément cette 
théorie qui, selon Wigand, doit réunir pro- 
chainement tous les schismatiques de l'évolu- 
tion, tous ceux qui, expliquant diversement 
le processus généalogique des organismes, en 
admettent l'unité. Mais si, dans le traité De 
Genesi ad litteram^ saint Augustin a exposé 



AU SUJET DE LA CRÉATION 25 

comme avec crainte ses idées sur la création : 
« si nuUa Scripturarum auctoritas seu veri- 
talis ratio contradicit )^, il les a au contraire 
développées ailleurs en un langage précis et 
enflammé qu'on dirait pénétré, comme la 
parole des prophètes, d'un souffle d'en haut. 
Au livre XII des Confessions^ saint Augus- 
tin, qui joignait un cœur ardent à une intelli- 
gence très subtile, nous rapporte en effet ses 
méditations sur le second verset du premier 
chapitre de la Genèse, particulièrement sur 
les paroles qu'il cite ainsi : « Terra autem 
erat invisibilis et incomposita », et il rend 
passionnément grâces à Dieu qui lui en a 
révélé le sens caché. A développer ces idées, 
son cœur s'épanche en accents presque 
intraduisibles de prière, de reconnaissance et 
d'admiration; j'avoue ne connaître aucune 
page d'écrivain ancien ou moderne où une 
spéculation métaphysique aussi élevée soit 
entraînée, dans ces régions les plus hautes 



26 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

de la pensée humaine, en des mouvements 
de lyrisme aussi puissants. Cette « terra 
incomposita et invisibilis » lui est apparue 
comme une substance dont on ne peut dire si 
elle est matière ou esprit, comme une matière 
sans forme et qui est capable, par conséquent, 
de prendre toutes les formes que revêtiront 
successivement les corps ou, pour mieux dire, 
qui est la cause, toujours permanente en eux, 
de leurs variations continues. Cet « informe 
quiddam » par l'action duquel tous les corps 
passent de forme en forme, qui n'est pas 
visible, qui n'est pas corps, qui n'est pas 
esprit, qui, en même temps, est et n'est pas, 
si bien qu'on peut le nommer nihil aliquid^ 
n'a-t-il pas quelques-uns des caractères de 
ce que nous, modernes, nous appelons force? 
Ne serait-il point la vis essentialis de VVolf, 
le nisus formativus de Blumenbach, le prin- 
cipe sensible et organisateur de Rosmini, la 
innerc Ursache de KôUiker et de Wigand, la 



AU SUJET DE LA CRÉATION 27 

unknow internai lato de Mivart? Ne serait-il 
point cette variabilité originelle que le darwi- 
nisme laisse inexpliquée, cette permutation 
ou mutabillty dont Powell écrit qu'elle est la 
tendance originelle de la nature, « the origi- 
nal tendency in nature»? «Car la variabi- 
lité des choses est capable de toutes les 
formes entre lesquelles varient les choses 
variables ^)) C'est cette vérité que saint 
Augustin nous raconte avoir demandée à 
Dieu, « suant etsoufflant-», et avoir obtenue 
de lui. « N'est-ce pas toi-même, ô Dieu, qui 
me Tas enseignée^?» Que son interprétation 
divinement inspirée du texte mosaïque soit 
différente de celle qu'on accepte communé- 
ment, peu lui importe. Le texte s'adapte aux 
intelligences humaines : il y a plusieurs sens 
acceptables, et Ton peut prendre l'un ou 



1. Mutabilitas enim rerum mutabilîum ipse capax est for- 
marumomniuminquasmutanturresmutabiles.Con'.jXU, vi,6. 

2. « Aestuans et anhelans. » 

3. « Nonne tu, Domine, docuistime? » 



28 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

l'autre; lequel d'entre eux Moïse a entendu y 
mettre, on ne peut l'affirmer sans témérité. 
Contre celui qui lui opposerait : « Moïse n'a 
pas pensé comme tu le dis, mais comme je 
le dis w, saint Augustin s'emporte au point de 
prier Dieu de lui donner la patience. 

Selon le professeur Grassmann, l'hypothèse 
de saint Augustin n'a pas été reprise, et elle 
est restée unique dans l'Église. Mivart avait 
déjà démontré le contraire en citant saint 
Thomas, saint Bonaventure, Albert le Grand 
et quelques théologiens moins anciens, comme 
le cardinal Noris, Berti et le jésuite Panciani, 
notre contemporain. De son côté, Asa Gray, 
— cité par Morselli comme un des disciples 
de Darwin, mais disciple bien modéré et bien 
circonspect, si même il en est un, et très 
éloigné en tout cas de partager les idées 
monistes, rappelle que la doctrine de la 
fixité des espèces est relativement récente, 
et que les théologiens anciens ont su s'en 



AU SUJET DE LA CRÉATION 29 

passer ; il cite à l'appui de son dire saint 
Augustin et saint Thomas, et il les appelle 
« model evolutionists* ». Mivart, en citant 
saint Thomas, omet peut-être une distinction 
nécessaire, et certainement le mot « evôlu- 
tionists » employé par Asa Gray est impropre, 
mais ces inexactitudes et ces impropriétés de 
termes peuvent être écartées sans enlever 
beaucoup de valeur à ses citations. 

En fait, saint Thomas n'a pas résolument 
approuvé l'hypothèse de saint Augustin, bien 
qu'il en parle avec un grand respect et avec 
le désir évident de concilier autant que pos- 
sible les vues de saint Augustin avec celles 
des autres théologiens. En ce qui concerne la 
création de l'âme humaine et les journées de 
la Genèse, où saint Augustin, attribuant un 
sens figuré aux mots mane et vespere ne voit 
qu'une seule journée, saint Thomas le 
contredit; mais quant à la création des orga^^ 

1. AsA Gray, Darwiniana, 



30 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

nismes en puissance, saint Thomas, sans se 
départir du langage prudent qui lui est 
habituel, l'envisage favorablement : il dit à 
son sujet dans les Sententiœ : «Je préfère 
cette opinion*, et, dans la Somme^ traitant 
des œuvres du cinquième jour, c'est-à-dire de 
l'origine commune des reptiles et des oiseaux 
que saint Ambroise chanta comme issus d'une 
même souche et dont la parenté estdémonlrée 
aujourd'hui par la paléontologie, il écrit : 
« Dans la création originelle des choses, le 
principe actif fut la parole de Dieu, qui, de la 
matière inorganisée, produisit les animaux 
ou par des actes immédiats selon de nombreux 
saints ou en puissance selon saint Augus- 
tin^. » 
Il avance encore, dans d'autres passages, 

1. « Ilœc opinio plus mihi placet. » Thomas d'Aquin, 
Sente?itiaSy dist. XIT, quœstio 1, art. 2. 

2. « In prima autem rerum institutione principiumaclivum 
fuit verbum Dei, quod in materia elementari produxit ani- 
malia, vel in actu secundum alios sanctos, vel virtute 
secundum Augustinum.» Somme théologique, p. I, quœstio 78. 



AU SUJET DE LA CRÉATION 31 

des propositions qui concordent avec Topinion 
de saint Auguslin : «Les espèces nouvelles, 
s'il en apparaît, ont préexisté dans certaines 
vertus actives ^» Dans VEœpositio aurea in 
Genesim^ bien qu'il exprime une opinion 
opposée à celle de saint Augustin quant à 
l'interprétation des jours et qu'il déclare avoir 
pour lui les autres théologiens : istam tamen 
viani non tenent doctores moderni, il énonce 
au contraire des jugements, et il use d'expres- 
sions qui reproduisent avec une netteté encore 
plus grande une partie des opinions de saint 
Augustin sur le mode de création des 
organismes. Avec le germlnet terra lui 
apparaît une puissance infuse dans la terre 
dont l'action a donné naissance à l'herbe et 
aux arbres. «Si donc il emploie le mot de 
germes^ c'est que la terre a reçu la puissance 
de produire ce qui naît de la terre, et cet 

1. « Species novœ, si quœ apparent, praestiterunt in 
quibusdam acti^is virtutibus. » Somme théologique, p. i, 
quseslio 78. 



32 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

ordre donné à la matière serait vain si elle 
n'avait une vertu germinatrice..., mais c'est 
ensuite l'acte même de la production qu'il 
considère quand il ajoute : et la terre 'pro- 
duint Vherhe verdoyante"^ . » 

Saint Thomas n'a pas pensé à une loi 
universelle de transformation selon laquelle 
les organismes végétaux seraient allés se 
développant d'espèce en espèce par l'effet de 
X^'potentia 5^mma/û'; il a cependant considéré 
comme possible quelque transformation 
particulière, comme l'indique le passage 
suivant : 

« Si donc il existe quelques arbres comme 
le pin, le figuier et d'autres semblables que la 
terre n'ait pas la puissance de produire d'elle- 
même sans l'intermédiaire de quelque autre 



1. Dicit igitur germinet : ad productionern enim sequitur 
collatio potestatis ipsi terrœ ad producendum terrae nas- 
centia, pro nihilo enim materia requireretur nisi illi data 
esset seminalis potentia... et subdit productionern actualem 
cum dicit : el protulit t^^ra hçrbam virenlem. — Exp. aurea 
in Gen., cap. i. 



AU SUJET DE LA CRÉATION ï 

espèce, c'est qu'elle les a produits parce qu'il 
étaient en germe daos celle autre espèce'. 
On ne peut donc appeler ni saint Thomas i 
saint Augustin des « model evolutioiiists ». Il 
n'ont pas songé que tous les organisme 
pussent successivement sortir d'une ou d 
plusieurs forces primitives. Du moins leui 
opinions sur le développement des forme 
diverses de la matière originelle peuvent-elle 
très bien s'accorder en tout ou en partie ave 
l'hypothèse avancée sur le même sujet, selo 
leurs points de vue propres, par les science 
physiques modernes : c'est là ce qu'il import 
de reconnaître dans les opinions des grand 
théologiens chrétiens plutôt que de recherche 
s'il y ades différences entre leur métaphysiqui 
et notre physique, ou s'ils sont d'accon 
entre eux sur l'interprétation des Écritores 



1. « Si auteni sunt aliqua ligna nd quiE non est terra ii 
potentia Keminali ex se nisi mediante aliqua specie, aicu 
pinus et ûcus et talia, exponilur qiiod protulit ista quia i 
eis ista prolala sint. > Ibidem. 



34 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

ce dernier point semble beaucoup trop préoc- 
cuper le professeur Grassmann quand il veut 
nous démontrer que la théorie de saint Au- 
gustin lui est particulière. Ceux qui ont le 
glorieux devoir de défendre publiquement le 
christianisme devraient se garder de fermer 
aucune des voies, même les plus détournées 
et abandonnées, qui pourraient amener 
quelque esprit à la foi chrétienne; ils 
devraient remarquer comment saint Thomas 
déclare préférer l'interprétation de saint Au- 
gustin notamment parce qu'elle expose moins 
la Sainte Ecriture aux railleries des incroyants 
et avec quel soin il tient largement ouverts 
les chemins qui conduisent à la foi : « Ainsi 
donc, en ce qui touche le commencement du 
monde, il est un principe de foi, c'est que le 
monde a commencé par création ; sur ce point 
tout le monde est d'accord; mais sur le 
mode et l'ordre de cette création, la foi n'in- 
tervient qu'accessoirement, en tant qu'ils 



AU SUJET DE LA CRÉATION 35 

nous sont rapportés par TÉcriture, et, tout en 
croyant à la véracité de son témoignage, 
les saints Font interprétée de façons diffé- 
rentes ^ ») 

Si donc les théories transformistes, et en 
particulier la Pythecoidentheorie^ inspirent à 
beaucoup de croyants une vive répugnance, 
s'il est vain de rechercher chez les anciens écri- 
vains chrétiens une théorie qui ferait sortir 
toutes les espèces d'une ou de plusieurs 
formes primitives et en particulier Thomme 
des animaux, toutefois est-il nécessaire, au 
point de vue religieux, de faire ressortir les 
hypothèses d'un développement graduel des 
organismes, et notamment du corps humain, 
qui, imaginées par ces illustres théologiens, 
peuvent se concilier avec le transformisme 

1. « Sic ergo circa mundi principium aliquid est, quod ad 
substantiam jQdei pertinet, scilicet mundum incepisse crea- 
tum ; et hoc omnes concorditer dicunt ; quo autem modo et 
ordine factura sit non pertinet ad fidem nisi per accidens, 
in quantum in Scriptura traditur, cujus veritatemdiversaexpo- 
sitione Sancti salvantes diversa tradiderunt. » Comm. in quat. 
Lib. Sent., dist. XI, quaîstio 1, art. 2. 



36 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

moderne. 11 est nécessaire, par exemple, de 
rappeler que Suarez, qui combat les hypo- 
thèses de saint Augustin et qui défend la créa- 
tion immédiate et directe de Thomme, rap- 
porte en ces termes les opinions de saint Jean 
Chrysostome, d'Abulense et de Castro sur ce 
dernier point: « Ils pensent donc que le corps 
humain ébauché, revêtu de la forme extérieure 
de l'humanité, imparfaitement constitué, a 
existé avant de contenir une âme; qu'il est 
ensuite allé peu à peu de cet état imparfait 
vers un état parfait et qu'enfin il est parvenu 
à sa constitution définitive ^ » Ce corps 
ébauché et imparfait, qui va se transformant 
dans le temps jusqu'à la constitution parfaite 
du corps d'Adam et qui, y étant parvenu, 
reçoit une âme ; ce corps qui vit et qui n'est 



1. « Inlelligunt ergo corpus hominis delineatum et externa 
hominis forma composituin et imperfecte dispositum prae- 
cessisse lempore introductionem animœ ac proinde ab iniper- 
fecto ad perfectum successisse producendo, tandem ad ulti- 
raam dispositionein pervenisse. » Suarez, De opère sex 
dierum^ lib. III, cap. i. 



r 



AU SUJET DE LA CRÉATION 37 

pas encore homme, qui ne possède pas une 
âme humaine, en quoi différerait-il de l'ani- 
mal? L'opinion émise par saint Jean Chrysos- 
tome sur les œuvres du cinquième jour con- 
corde avec les idées de saint Augustin et avec 
celles de ces évolutionnistes qui attribuent 
une médiocre importance aux agents externes 
et qui rapportent principalement à une force 
interne les transformations des êtres vivants: 
« Il me semble qu'il y eut dans les eaux 
mêmes une force agissante et productive de 
vie^ » Assurément l'on échouera toujours à 
vouloir expliquer l'origine de la vie par l'in- 
fluence du milieu, par l'action et l'inaction 
des organes, par la sélection naturelle ou 
sexuelle ou physiologique ; or, s'il a fallu, pour 
former la première cellule, une force interne 
à la matière, il est difficile d'admettre qu'une 
force capable d'opérer des transformations 



1. « Mihi videtur fuisse ia aquis efficacem quamdam et 
Titalem operationem. » Chrys. Comm, in Gen.^ hom. III. 



38 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

aussi considérables que le passage de la ma- 
tière de Tétat inorganique à Tétat organique 
n'ait pu être également cause des transfor- 
mations moins radicales subies par les pre- 
miers organismes. 

Cornélius a Lapide, opposé comme Suarez 
aux hypothèses de saint Augustin admet, ce- 
pendant la création en puissance de certaines 
espèces : « Les animaux inférieurs qui prennent 
naissance dans les sueurs, les exhalaisons et les 
pourritures, comme les insectes, les rats et les 
vers, ne furent pas créés en acte ce sixième 
jour, mais seulement en puissance et comme 
en une vertu germinatrice ^ » Suarez a fait 
la même concession pour ces espèces impar- 
faites « que Faction de l'atmosphère fait 
naître des matières putrides de la terre ou 



1. « Minora animalîa quae in sudore aut exhaiatione aut 
putrefactione nascuntur, uti pulices, mures aliique vermi- 
culi, non fuerunt hoc sexto die formaliter, sed potentialiter et 
quasi seminaii ratione. » Corn, a Lap., In Gen. Comnï., 
cap. I. 



AU SUJET DE LA CRÉATION 39 

des eaux* ». Il semble que cette concession 
soit partielle, et cependant elle ne Test pas, 
puisqu'elle admet le principe que des espèces 
vivantes puissent tirer leur origine de causes 
prée xistant es dans la nature, causes dont on ne 
sait ni par quels procédés ni à quel moment 
elles agissent. 

Huxley est le seul, à ma connaissance, parmi 
les grands apôtres du transformisme anti- 
chrétien, qui ait consenti à examiner et à dis- 
cuter quelques propositions de l'ancienne 
théologie chrétienne, d'où ir ressort qu'entre 
le christianisme et la doctrine de l'évolution 
il n'y a nul antagonisme. Huxley cependant, 
tout en affirmant avec énergie qu'il n'était pas 
athée ^, n'a point caché que la doctrine évo- 
lutionniste avait à ses yeux le très grand avan- 
tage, parmi beaucoup d'autres, de n'être pas 



1. « Quœ per influentiam cœlorum ex putrida materia terrae 
aut aqua generari soient. » 

2. Voyez Atgyll, ReignofLaw, ch. u. 






40 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

conciliable avec la religion chrétienne ^ Il 
exprima en toute loyauté sa stupéfaction quand 
il vit Mivart affirmer, dans sa Genesis ofSpecies^ 
la possibilité d'un harmonieux accord entre 
rhypothèse évolulionniste et la doctrine 
chrétienne. Il a cherché et examiné des textes, 
mais il n'a pas su les soumettre à une cri- 
tique impartiale, et il a commis la même erreur 
qu'a commise, à mon avis, le professeur 
Grassmann, en un sens opposé. Tous deux 
ont travaillé à mettre en lumière les diver- 
gences entre des opinions métaphysiques 
anciennes et des hypothèses scientifiques 
modernes; et assurément démontrer du 
P. Suarez qu'il ne fut pas partisan du trans- 
formisme est encore plus facile que de le 
démontrer de Saint Augustin. 

Cependant, si le professeur Huxley pensait 
avoir démontré contre Mivart que la théologie 

1. Voyez Mivart, Lessons from Nature^ A. Postcript, 



AU SUJET DE LA CRÉATION 41 

catholique n'offrait aucun point de contact 
avec les doctrines transformistes, la réponse 
de Mivart a dû le mettre dans un profond 
embarras. 

Mivart lui répondait dans son ouvrage 
Lessons from Nature en réfutant ses rai- 
sonnements et en produisant de nouveaux 
témoins pour prouver la complète liberté des 
catholiques en face de la théorie évolution- 
niste. On pouvait discuter les nouveaux 
témoignages et les nouveaux raisonnements, 
mais il était en revanche indiscutable que 
Newmann avait bien voulu accepter du pro- 
fesseur Saint-Georges Mivart la dédicace de 
son ouvrage et qu'il l'avait fait en des termes 
d'où ressortait une conformité de vues absolue 
entre l'ecclésiastique et le laïque. Qu'impor- 
tait-il dès lors de mettre hors de combat le 
P. Suarez, si c'était pour retrouver devant 
soi non quelque témoin partial et inconscient, 
mais un des plus illustres théologiens de 



42 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

notre époque, un cardinal de la Sainte Église 
Romaine, avec sa haute autorité, avec toute 
sa science et avec son sentiment profond de 
la pensée moderne. 

Il est à remarquer que Grassmann, catho- 
lique, se rencontre avec Morselli pour prêter 
à peine quelque attention à cette attitude nou- 
velle de la pensée religieuse en face des 
hypothèses transformistes et pour en tenir 
bien peu de compte. Maintenant, tant dans 
le domaine de la théologie que dans celui de 
la science, la pensée religieuse moderne va 
sans doute s'élever assez haut pour échapper 
à ce conflit entre évolutionnistes et anti-évo- 



lutionnisles, qui restera bientôt purement 
scientifique. 

Ce mouvement ne date pas d'hier. Dès 
1851, huit ans avant que Darwin publiât 
son livre sur l'origine des espèces, le P. Pian- 
ciani, jésuite, écrivait un ouvrage intitulé : 
(( In historiam Creationis mosaïcam commen- 



AU SUJET DE LA CRÉATION 43 

tatio. » Traitant ce grave sujet avec une pleine 
connaissance de la doctrine et des investiga- 
tions scientifiques de son temps, Pianciani 
démontrait que le règne animal « est venu au 
jour par une succession lente etgraduelle^». 
S'il écrit plus loin : « Les bouleversements du 
sol, dont nous avons parlé, ont pu amener 
quelques légères transformations dans la 
constitution des corps vivants^», par où il 
indique qu'il admet le milieu seul comme 
agent de transformation et qu'il le juge peu 
efficace, ce n'est pas pour des raisons théolo- 
gîques que cette opinion s'est imposée à lui, 
mais pour une raison scientifique qui fut plus 
tard l'objet d'amples discussions : les grandes 
lacunes qu'on a trouvées dans les espèces fos- 
siles. Un autre jésuite, le P. Bellinck, après 
la première grande publication de Darwin, 

' i. « Successisse, gradatim et pauluiatim in lucem editum.» 
Pianciani, In. Hist. Créât. ^ p. 47. 

2. «Potuerunt eae telluris perturbationes quas indicavimus 
parvas aliqiias modificationes in viventiuna corpora indu- 
ççre, > 



44 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

écrivait ces mots, cités par un illustre et opi- 
niâtre adversaire du transformisme sur le 
terrain scientifique, parQuatrefages: « Qu'im- 
porte après cela qu'il y ait eu des créations 
antérieures à celles dont Moïse nous fait le 
récit; que les périodes de la genèse de l'Uni- 
vers soient des jours ou des époques; que 
l'apparition de l'homme sur la terre soit plus 
ou moins reculée ; que les animaux aient 
conservé leurs formes primitives ou qu'ils se 
soient transformés insensiblement; que le 
corps même de Thomme ait subi des modi- 
fications ; qu'importe enfin qu'en vertu de 
la volonté créatrice la matière inorganique 
puisse engendrer spontanément des plantes 
et des animaux? Toutes ces questions sont 
livrées aux disputes des hommes, et c'est à la 
science à faire ici justice de Terreur ^ » 
Il est inutile de citer, après Bellinck, 

1. En français dans le texte. — FAudes religieuses^ histo- 
riques et littéraires par des Pères de la Compagnie de Jésus, 
XII» année, 4» série, avril 1868. 



AU SUJET DE LA CRÉATION 45 

d'autres écrivains ecclésiastiques de grande 
renommée, comme Bougaud, comme Mon- 
sabré, qui ont traité ce sujet avec la même lar- 
geur de vues. Monsabré, il est vrai, dans une 
lettre adressée à Jousset en juin 1889 ^ se 
déclare opposé au transformisme, mais uni- 
quement pour de prétendues raisons de fait 
qui rinduisent à déclarer, un peu à la légère, 
que ce qui eût pu se faire ne s'est pas fait-, 

1. Jousset, Évolution et Transfoi^nisme, Ouvrage précédé 
par une lettre du R. P. Monsabré. 

2. En français dans le texte. 




m 



Si des systèmes prirent naissance, parmi 
les croyants, qui concordaient avec les théo- 
ries transformistes, et si du moins on y affirma 
avec autorité la liberté d'adhérer au trans- 
formisme, de même naquirent parmi les 
transformistes des systèmes dominés par des 
croyances et des sentiments chrétiens, et du 
moins y affirma-t-on la liberté d'adhérer à la 
foi. 

En 1866, dans une séance publique de 
l'Académie de Belgique, son vénérable doyen, 
d'Omalius d'Halloy, affirmait, au milieu des 
applaudissements, sa vieille foi transformiste 
et son respect de la Bible ^ Cet illustre géo- 

1. Bulletin de l'Académie de Belgique^ 2" série, t. XXXVI, 



LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 47 

logue n'était pas le premier parmi les trans- 
formistes à nier cet antagonisme entre l'idée 
d'évolution et l'idée de création que Vodium 
antitheologicum a fait surgir, troublant la 
discussion scientifique d'une théorie encore 
à l'état d'hypothèse. On sait que Lamarck, le 
vrai fondateur du transformisme, et Geoffroy 
Saint-Hilaire croyaient à un Dieu auteur de 
toutes choses, que Darwin lui-même, jusque 
dans son ouvrage sur l'origine de l'homme, 
a protesté contre l'accusation d'alhéïsme et 
que, d'après Wallace, un de ses disciples les 
plus autorisés, si les lois de l'évolution furent 
recherchées, c'est uniquement pour savoir 
c( comment le Créateur avait opéré ^ » . Des 
opinions religieuses professées par Lamarck, 
Geoffroy Saint-Hilaire et Darwin, Quatre- 
fages a parlé plusieurs fois, tout récemment 
encore^; il voulait précisément démontrer 

i. Voyez ATGYLt, Reign of Law, ch. v. 
2. Voyez Hevue scientifique du 19 mai 1888; Journal des 
Savants ^ de février 1890. 



48 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

par leur exemple que les théories transfor- 
mistes combattues par lui n'avaient de rela- 
tions nécessaires ni avec la philosophie ni avec 
le dogme. On aurait pu répondre à Quatre- 
fages qu'il y avait une contradiction logique 
entre les théories de ces naturalistes et leurs 
sentiments personnels. L'on a dit, en effet, 
de Darwin que Ton ne pouvait soupçonner 
l'homme d'athéisme, mais que l'on pouvait 
en accuser la doctrine. 

Celte accusation a été relevée par un émi- 
nent savant américain, le professeur Asa 
Gray ^ qui s'est justement attaché à considé- 
rer l'hypothèse transformiste dans ses rap- 
ports avec la philosophie et la religion ; et son 
analyse approfondie vient à l'appui des rai- 
sonnements de Quatrefages. 

Après avoir examiné sans passion et sans 
crainte les objections théologiques élevées 
contre l'ouvrage de Darwin sur l'origine des 

1. Asa Gray, Larwiniana : « Darwin and his reviewers. » 



AU SUJET DE LA CRÉATION 49 

espèces, il les repousse; il démontre que 
théorie des causes premières reste apr 
Darwin ce qu'elle était avant lui, que se 
hypothèse vise l'ordre et non la cause, 
comment et non le pourquoi des phénomène 
Il conclue en affirmant que la science, en fat 
du prohième inexpliqué des variations iad 
viduelles, bien loin d'incliner vers la tout 
puissance de la matière, incline au contraii 
d'une façon évidente vers la toute-puissani 
de l'esprit'. 

Quant aux imprudents défenseurs de 
foi qui ne veulent pas admettre que le créi 
teur ait agi par voie d'évolution parce qui 
selon eux, la théorie de l'évolution conduit 
nier le créateur, Asa Gray fait observer con 
bien leur zèle est supérieur à leur jugemen 
comme ils ont tort de détruire leurs meilleu: 
remparts et d'en jeter les pierres à la tê 
de leurs ennemis pour défendre des positioi 

i. A»A Grat, itf., ibid. 



50 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

intenables, et comme il est loujom^s possible, 
au contraire, avec ou sans évolution, d'ac- 
cepter ou la conception athée ou la con- 
ception théiste de Tunivers. 

Parmi ses considérations sur Tordre téléolo- 
gique, sur le plan divin de l'univers, Asa Gray 
remarque que ceux qui l'admettent et qui, en 
même temps, croient à la fixité des espèces, 
n'arrivent pas à expliquer de façon satisfai- 
sante la présence de ces organes dénués de 
fonctions et comme avortés qu'on rencontre 
chez de très nombreuses espèces : problème 
dont la gravité doit s'accroître singulièrement 
pour eux quand ils retrouvent chez d'autres 
espèces ces mêmes organes aptes à remplir des 
fonctions utiles ^ S'il a été donné à quelques 
animaux supérieurs un œil d'une perfection 
infinie, si d'autres animaux, moins élevés dans 
l'échelle des êtres, en ont reçu un moins 
parfait, mais encore utile, pourquoi, chez 

1. Asa Gray, DwriumiflTîa : « Evolutionary teleology. » 



AU SUJET DE LA CRÉATION 51 

certaines espèces tout à fait inférieures, en 
trouvons-nous un complètement rudimentaire 
et incapable de servir à la vision? Ceux qui 
admellent a priori un ordre providentiel ne 
peuvent trouver la solution de ce problème 
qu'en repoussant la stabilité des espèces, en 
affirmant que ces organes ont autrefois servi 
ou qu'ils serviront à l'avenir, peut-être dans 
quelque nouveau monde, mais qu'ils ré- 
pondent en définitive à une finalité plus large 
et plus compréhensive. Le système de l'évo- 
lution illumine ainsi, selon Asa Gray, toute 
une catégorie de faits obscurs de la façon la 
plus conforme à la conception théiste de l'uni- 
vers, à l'idée d'un plan rationnel de la créa- 
lion et d'un ordre divin de la nature : idée 
qu'un nombre infini de penseurs et de 
savants, depuis Voltaire jusqu'à Darwin, pour 
ne rien dire de ceux qui les ont précédés, ont 
partagée avec les croyants. Je me plais à 
remarquer, à ce propos, qu'Haeckel lui- 



52 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

même, avec sa généalogie de Thomme, 
apporte Un secours involontaire à ceux qui 
concilient Tidée d'évolution avec Tidée d'une 
intelligence ordinatrice : selon lui, en effet, 
dans les vingt-deux séries de formes animales 
qui constituent cette généalogie, un seul 
individu ou un seul couple a chaque fois pro- 
duit la forme nouvelle qui monte vers 
riiomme ; comme si à quelques êtres vivants 
eût été confiée, en particulier, la glorieuse 
mission de conduire la vie jusqu'à sa forme 
la plus élevée, à travers des formes destinées 
à rester inférieures ^ 

La prudente critique d'Asa Gray.se borne 
à démontrer que l'hypothèse de l'évolution, 
même prouvée, ne peut influer en aucune 
façon sur les doctrines philosophiques et reli- 
gieuses. D'autres partisans plus convaincus 
de la nouvelle théorie l'ont au contraire 
prise comme base pour des systèmes com- 

1. Voyez Perrier, le Transformisme^ ch. iv. 



AU SUJET DE LA CRÉATION 63 

V 

plets de philosophie chrétienne. Je ne m'ar- 
rêterai pas à ceux qui, comme Savage et Mac 
Queary, se sont fait un christianisme de leur 
façon, tout plein assurément des plus nobles 
aspirations vers le bien, mais trop éloigné 
des dogmes*; je m'attacherai au contraire à 
un livre rigoureusement chrétien où les con- 
victions scientifiques et les croyances reli- 
gieuses se sont si intimement confondues, 
grâce à une extraordinaire intensité de vie 
morale, que l'auteur aurait mérité, je crois, 
une mention spéciale de Grassmann lorsqu'il 
parle des efforts tentés pour concilier la 
théorie transformiste et le dogme. 

Le professeur Joseph Le Conte, de l'Univer- 
sité de Californie, géologue de grande réputa- 
tion, a publié en 1887 un livre sur V Evolution 
et la Pensée religieuse^ où il démontre, par 
une série de considérations très élevées, dans 



1. Savage, Religion of évolution. — Mac Queary, Evolution 
of Man and Christianity . 



54 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

quelle erreur tombent ces matérialistes et ces 
croyants qui sont d'accord sur la valeur phi- 
losophique de rhypolhèse évolutionniste, 
hypothèse qui présente d'ailleurs à ses yeux 
tous les caractères de la certitude*. Chose 
étrange : alors qu'on ne pouvait concevoir 
comment avaient pris naissance les diverses 
formes organiques, on admettait l'interven- 
tion d'un Créateur, et c'est maintenant, après 
qu'on a trouvé leur origine dans l'évolution, 
qu'on repousse ce créateur. C'est ainsi d'or- 
dinaire que nous apprécions l'œuvre d'un 
charlatan : nous l'admirons jusqu'à ce que 
nous ayons découvert ses procédés. S'il 
s'agit au contraire d'un travail sincère et 
sérieux, d'un instrument qui produit vraiment 
des choses admirables, lorsque nous arrivons 
à en connaître la structure intime, notre 
admiration, loin de se détourner, devient 



1. Joseph Le Conte, Evolution and Us relations to religions 
Thought. 



AU SUJET DE LA CRÉATION 55 

une joie de Tesprit intense et raffinée. Or, 
lorsque la science , conformément à son 
objet, nous révèle en partie les procédés par 
lesquels onl été faites les espèces vivantes, 
elle nous révèle précisément le travail sincère 
et sérieux de Dieu. 

Celui qui contemple la nature à cette 
lumière nouvelle éprouve une joie de l'esprit 
plus raffinée et plus intense; en même temps, 
il rend à Dieu un culte plus intelligent et 
plus digne. Si, d'une part, ceux qui professent 
avoir été créés par Dieu n'admettent pas pour 
l'espèce ce mode de création qu'ils admettent 
pour l'individu; si, d'autre part, certains 
espèrent ruiner par l'idée d'évolution l'idée 
de création, la faute en est à ce dogmatisme 
qui se serre contre les idées anciennes uni- 
quement parce qu'elles sont anciennes et à 
cet antre dogmatisme qui embrasse les idées 
nouvelles uniquement parce qu'elles sont 
nouvelles. Aux premiers on peut renvoyer 



56 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

le sarcasme amer de Job : « Vous n'êtes que 
des hommes, mais la sagesse mourra avec 
vous; aux seconds, qui sont maintenant à 
Fapogée du succès, on peut dire avec la même 
ironie : « Vous n'êtes que des hommes, mais 
la sagesse est née avec vous. » 

Le Conte examine le problème moral à la 
lumière nouvelle qui lui vient d'une théorie 
spiritualiste de l'évolution*. Il remarque que 
la douleur qui a précédé l'humanité sur la 
terre était inséparable de certains agents 
de l'évolution, de la lutte pour la vie, du con- 
flit avec le milieu, et qu'elle ne peut être 
appelée un mal si elle a conduit la nature 
terrestre jusqu'à son plus haut point de per- 
fection, jusqu'à l'homme. Il remarque ensuite 
qu'elle ne peut davantage être appelée un 
mal si, plus tard, poussant l'homme à se 
défendre contre les éléments, contre les bêtes 
sauvages, contre les maladies, à étudier et à 

. 1. Le Conte, op. cit. : « The problem""of evil. > 



AU SUJET DE LA CRÉATION 57 

tourner à son profit les lois du monde 
physique, elle a été pour lui un puissant ins- 
trument de progrès; mais il y a un mal, 
supérieur à tous les autres, celui qui de l'or- 
ganisme a pénétré dansTâme, le mal moral. 
L'âme, elle aussi, se trouve en conflit avec 
un milieu hostile : elle doit l'emporter ou 
succomber. Comment l'emportera-t-elle? Par 
l'étude et par la pratique des lois du monde 
moral. L'évolution idéale de Fâme humaine 
la conduit de l'innocence à la vertu ; dans 
la vertu réside la grandeur suprême de 
l'homme, et qui dit vertu dit liberté, qui dit 
vertu dit force contre le mal : et ainsi le mal 
devient la condition nécessaire de cette glo- 
rieuse ascension. De même, écrit le Conte, 
que le monde inorganique alimente le monde 
organique, de même que le monde organique 
alimente le monde intellectuel et moral, de 
même que les sens alimentent l'esprit, ainsi 
les plus bas désirs alimentent-ils les senti- 



58 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

ments moraux les plus nobles, afin que ne 
soit pas violé Tordre naturel révélé par 
riîistoire de révolution et que l'inférieur ne 
s'impose pas au supérieur. Plus est forte Tim 

pulsion de Tanimalité inférieure, plus s'élève 

« 

le sentiment moral qui la tient sous le joug, 
et plus grandit l'humanité. Le mal apparaît 
seulement quand les désirs sensuels et le 
sentiment moral intervertissent leurs rôles, 
quand, à l'inverse de l'ordre pour ainsi dire 
historique de la nature, la partie inférieure 
de l'homme, les sens, s'élève au-dessus 
de la partie supérieure, la raison. 

Personne ne dira que ces nobles pages 
résolvent le problème du mal : personne ne 
niera qu'au point de vue chrétien elles n'en 
éclairent un aspect de vive lumière. Il con- 
vient cependant de reconnaître que si, de ce 
côté, l'édifice de Le Conte n'est pas en péril, 
il est en péril d'un autre côté, sur le terrain 
où le professeur Grassmann s'est retranché 



AU SUJET DE LA CRÉATION 59 

pour repousser tout accord pacifique avec les 
partisans de Darwin. 

Mivart a nettement affirmé que Thypothèse 
d'après laquelle le corps humain proviendrait 
d'une espèce animale inférieure n'était pas 
contraire à la foi, et Grassmann reconnaît 
qu'en effet cette hypothèse aurait les carac- 
tères de ce que les théologiens appellent 
sententia temeraria^ mais qu'elle ne serait 
pas une hérésie*. Il en est différemment pour 
l'autre hypothèse transformiste, d'après 
laquelle les facultés de l'âme huipaine se 
seraient également développées et préparées 
chez les animaux et auraient accompli leur 
évolution comme le corps. La religion 
chrétienne n'accorde pas aux animaux une 
àme substantiellement identique à l'âme 
humaine et qui différerait seulement de la 
nôtre par le développement incomplet de 
ses facultés. Sur ce point les décisions des 

1. Grassmann, op. cit. : « Menschen und Thierseele. i> 



60 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

théologiens chrétiens de tous les temps sont 
nettes et concordantes. 

Le Conte s'avance prudemment sur ce 
terrain difficile et exprime avec modestie son 
opinion personnelle. Il est d'avis que l'âme 
humaine tire son origine de quelque chose 
de préexistant dans la nature inférieure, de 
quelque chose qu'il compare à un germe, à 
un embryon : cet embryon parviendrait seule- 
ment chez l'homme à cette transformation 
essentielle qui est pour les embryons 
ordinaires la naissance ^ Le principe vital 
des plantes, l'àme des animaux seraient les 
étapes de la vie embryonnaire de l'âme, 
qui naîtrait enfin chez l'homme à la raison, 
à la liberté, à l'immortalité. 

Le Conte, qui a bien compris l'opportunité 
de comparer à cet égard l'évolution de l'indi- 
vidu à celle des espèces, aurait pu compléter 
son étude avec l'aide de saint Thomas et, 

1. Le Conte, op. cit. : «The relation of Man to Nature. » 



AU SUJET DE LA CRÉATION 61 

mieux encore, de Rosmiai. Saint Thomas trai- 
tant de Tâme chez Tembryon humain écrit : 
a II faut dire que Tâme, dans l'embryon, est 
d'abord nutritive, puis devient sensitive et 
enfin intelligente ^ » Et, parlant de la suc- 
cession de ces âmes : « L'addition d'une per- 
fection plus grande donne naissance à une 
espèce nouvelle...; quand apparaît la forme 
plus parfaite, la forme précédente s'efface...; 
la nouvelle forme a tout ce qu'avait la pre- 
mière, et en outre quelque chose de plus^. » 
Il ne partage pas, il est vrai, l'opinion de 
ceux d'après lesquels l'âme végétative en 
vient à acquérir d'abord la faculté de sentir et 
enfin la faculté de comprendre, celle-ci étant 
donnée directement par Dieu. « D'autres 
disent que cette même âme, qui primitivement 

1. « Dicendum estquod anima existit in embrione a princi- 
pio quidem nutritiva, postmodum autem sensitiva et tandem 
intellectiva. » Th. Aq., Summ. theoL, quœstio 118, article 2. 

2. < Superadditiomajoris perfectionisfacitaliam speciem...; 
quando perfectior forma advenit, fit corruptio prions..* 
sequens forma habet quidquid babebat prima et adhuc am- 
plius. » Ibid. 



62 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

n'a été que végétative, devient ensuite, par 
l'effetdela force contenue dans le germe, apte 
à être intelligente, etqu'elle reçoit alors cette 
intelligence non par l'action de la pemence, 
mais par l'action d'un agent supérieur, c'est- 
à-dire Dieu, l'éclairant du dehors... Mais cela 
ne peut êlre^». Saint Thomas démontre que 
la superadditio perfectionis ne peut laisser 
subsister l'âme précédente et qu'elle donne 
naissance h une espèce nouvelle, facit aliam 
speciem^ de même que l'additian d'une unité 
crée une nouvelle espèce parmi les nombres. 
En disant donc : « A un moment donné de 
la vie embryonnaire s'ajoute à l'âme infé- 
rieure un complément de perfection qui en 
change l'espèce», on ne contredirait pas 
saint Thomas. 



1. « Et ideo alii dicunt quod illa eadem anima quœ fuit vege- 
tativa tantum, postmodum per actionem virtutis quœ est in 
semine perducitur ad hoc ut ipsa eadem liât intellectiva non 
quidem per virtutem aclivam seminis, sed per virlutem supe- 
rioris agentis, scilicet Dei deforis iilustrantis... Sed hoc stare 
non potest. » Ibid. 



AU SUJET DE LA CRÉATION 63 

Mais, s'il en est ainsi dans révolution de 
rindividu, est-il défendu de penser qu'il en 
est de môme pour révolution de l'espèce? Ne 
peut-on penser que si le corps humain pro- 
vient d'un organisme inférieur d'une espèce 
différente, l'âme humaine tire aussi son ori- 
gine d'une âme inférieure, dont l'espèce 
aurait été changée par l'addition d'une per- 
fection nouvelle? 

Si Grassmann et Le Conte avaient connu 
la psychologie de Rosmini, le plus grand 
philosophe catholique des temps modernes, 
le premier aurait sûrement dû en tenir compte 
dans son chapitre Meyischen und Thierseele^ 
le second aurait, je crois, modifié en partie ses 
idées sur l'évolution de l'âme et les auraient 
appuyées en même temps sur une autorité 
puissante. Rosmini, attribuant .au principe 
sentant la faculté d'organiser la matière, en 
vient à y comprendre implicitement l'homme 
par ces paroles : « Il faut que l'animalité et 



64 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

son organisme soient portés à leur plus haut 
point de perfection pour que Tâme intelli- 
gente ou raisonnante vienne s'y ajouter : 
mais celle-ci, en s'y ajoutant, donne alors à 
cet organisme cet achèvement, cette réalisa- 
tion, ce caractère de perfection, ce fini, cette 
vie qui ne pourraient se trouver chez aucun 
^tre purement animal*. » Ces paroles font 
songer à cette opinion de Wallace, que les 
lois ordinaires de l'évolution ne suffisent pas 
pour expliquer l'homme, et qu'il faudrait 
admettre qu'une intelligence supérieure en a 
dirigé la marche dans une direction donnée 
par des voies spéciales. Mais comment et où, 
selon Rosmini, cette âme intelligente prend- 
elle son origine? Elle tire son origine de ce 
que Dieu révèle l'être intelligible à l'âme sen- 
sitive qui ainsi devient intelligente, a Qu'y a- 
t-il de contradictoire », s'écrie Rosmini, « à 
ce qu'un principe sentant, comme disait Aris- 

1. Rosmini, Psicologia, lib. IV, cap. xxiii. 



AU SUJET DE LA CRÉATION 65 

tote, soit intelligent en puissance? Par con- 
séquent, qu'y a-t-il de contradictoire à ce qu'il 
soit élevé à la condition d'intelligence*? » 
Dans l'esprit de Rosmini, l'âme des animaux, 
l'âme sensitive, est bien indestructible, mais 
elle ne conserve pas son individualité propre ; 
elle représente un stade dans l'évolution 
décrite par lui en ces termes : 

a Quand bien même il est vrai que chaque 
élément de matière a essentiellement en lui 
un principe sentant et que, plusieurs élé- 
ments se réunissant, plusieurs principes sen- 
tants se confondent en un seul, il n'en reste 
pas moins vrai que le sentiment créé ne 
meurt jamais, mais que parla jonction et la 
disjonction des corps il se modifie continuel- 
lement de mille manières et prend mille 
formes diverses. Ces transformations, pré- 
vues par la Très Sage Providence, doivent 
servir à conduire le principe de vie qui anime 

1. Rosmini, Psicologia, ibid. 



5 



66 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

le monde vers un état et une condition tou- 
jours meilleurs, vers un incessant perfection- 
nement*. >) Le Conte pouvait donc appuyer 
son opinion relativement à l'origine de Tâme 
humaine sur une illustre autorité, et, avec 
cette même autorité, il pouvait maintenir 
rindestructibililé de Tàme des animaux en 
mémo temps que la différence spécifique de 
deux âmes, en même temps que la doctrine 
qui n'accorde l'immortalité qu'à la seule 
àme humaine. 

1. Psicologia, lib. V, cap. ii. 






IV 



Il me semble enfin qu'on pourrait jeter 
dans la discussion une foule d'arguments 
nouveaux et solides tirés de Tessence mêmie 
de la religion chrétienne. Non seulement il 
n'y a pas de désaccord entre elle et l'idée 
fondamentale de l'évolution, non seulement 
la conscience catholique la plus scrupuleuse 
peut y adhérer librement, mais cette idée 
répond encore, si je ne me trompe, à la nature 
même el à la direction du christianisme. Ce 
n'est pas la première fois qu'une théorie 
combattue d'abord au nom de la Foi triomphe 
de toute opposition et se trouve d'accord avec 
la vérité religieuse; et cet accord élève l'âme 
et la rapproche de toutes deux. Chacun sait 



68 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

que Texistence des antipodes futautrefois com- 
battue par beaucoup, même par saint Augus- 
tin, au nom de la Foi. On a soutenu, avec 
plus de justesse et plus de succès, qu'elle 
devait au contraire être confirmée et tourner 
à la plus grande gloire de Dieu. La théorie 
héliocentrique qui devait élargir notre con- 
ception de rUnivers, et par éonséquent l'idée 
de Dieu, eut le même sort. La théorie de 
l'attraction universelle fut, à son apparition, 
dénoncée par les uns, glorifiée parles autres, 
comme une hypothèse athée qui enlevait à 
Dieu le gouvernement du monde pour le 
transporter aux forces aveugles de la matière. 
Il échut au pieux Leibniz de la combattre, et 
il échut à Voltaire de démontrer que Newton^ 
par sa découverte, avait magnifiquement 
dévoilé la sagesse et la puissance divines. La 
génération spontanée apparut aux matéria- 
listes comme une preuve de leur système et 
fut pour cette raison combattue par les spiri- 



AU SUJET DE LA CRÉATION 69 

tualistes ; mais, comme récrit Rosmini ^ lêS" 
uns et les autres se trompaient, car, s'il existe 
une génération spontanée, elle ne prouve pas, 
comme le voulait Cabanis, que la matière 
morte naît d'elle-même à la vie, mais bien 
qu'elle vivait déjà auparavant et qu'un prin- 
cipe vital, agissant en elle^ a produit l'orga- 
nisme; ce principe vital, certains Pères, ainsi 
que l'écrit plus loin le même Rosmini, l'ont vu 
dans ces paroles de la Genèse : « Et spiritus Dei 
ferebatur super aquas. » Après la découverte 
de Newton, qui démontre l'unité du créé dans / 
l'espace, est apparue l'hypothèse sur la des- 
cendance des espèces, qui, affirmant l'origine 
commune et la continuité de tous les êtres 
vivants depuis le commencement des choses 
jusqu'à nous, démontre l'unité du créé dans 
le temps. L'accord de ces deux unités dans 
l'Univers offre à l'esprit humain la plus 
sublime vision du Créateur qu'on ait jamais 

1. Psicologia^ lib. IV, cap. xiv. 



70 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

obtenue, et il a été poétiquement comparé par 
Le Conte à Taccord de l'harmonie, unité dans 
l'espace, avec la mélodie, unité dans le temps, 
accord qui est la vraie musique de ce 
mondée 

Le bouleversement et le désordre intellec- 
tuels qui accompagnent chacune de ces 
grandes phases du progrès scientifique épou- 
vantent les esprits conservateurs, mais aus- 
sitôt après ils se résolvent en un ordre supé- 
rieur où l'esprit humain se trouve plus haut 
en face d'un Dieu plus visiblement grand. 
Ainsi après chacune des grandes révolutions 
politiques, comme celle d'Angleterre, d'Amé- 
rique, de France et comme la nôtre, l'ordre 
civil se voit-il reconstitué sous une forme plus 
haute, plus conforme au droit éternel, riche 
de conquêtes impérissables comme le respect 
du droit national, l'égalité civile, la séparation 
des pouvoirs selon leur nature. 

1. Le Conte, op, cit. : « Relation of Agassizato Evolulion. j> 



AU SUJET DE LA CRÉATION 71 

Il y a plus. Tl faut remarquer que, par son 
dogme d'une humanité future issue de la pré- 
sente, douée de facultés supérieures et revêtue 
de son corps actuel, mais plus apte h 1r pré- 
dominance de l'âme corpus spirituale^ le chris- 
tianisme annonce pour l'avenir unç conti- 
nuation directe et logique, un prolongement 
du développement évolutif déjà réaliçé : le 
christianisme est essenliellement une religion 
évolutionniste : n'enseigne-t-elle pas l'effort 
continuel pour s'élever de plus en plus au- 
dessus de cette animalité dont l'homme est 
sorti, pour préparer justement en soi cette 
prédominance qui sera le caractère naturel 
de l'espèce à venir? Ainsi y eut-il un temps, 
affirme-t-on, où des individus de quelque 
espèce inférieure subirent inconsciemment 
pour le transmettre à leurs descendants les 
premiers mouvemetits du cœur^ 11 y a plus 
encore. Ni le professeur Asa Gray, qui, à pro- 

1. Voyez PowELL, op. cit.^ p. 195. 



72 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

pos (l'une opinion exprimée par Agassiz, 
déclarait en raillant combien il désirait peu 
refaire connaissance, dans une vie future, avec 
tout le règne animal* ; ni M. Powell assez 
confiant dans le progrès des animaux pour 
intituler un chapitre de son livre : « Les ani- 
maux en route^», ne paraissent soupçonner 
que les livres sacrés du christianisme pro- 
mettent solennellement une évolution future 
non seulement à l'homme, mais encore aux 
animaux et à toute la création. 

Vexpectatio creaturœ est soutenue par saint 
Paul. Selon saintPaul, la nature entière aspire 
à un état supérieur qu'elle atteindra quand 
l'humanité sera transfigurée dans la splendeur 
future. «La créature même sera affranchie de 
la servitude de la corruption et admise à la 
liberté glorieuse des fils de Dieu. Nous savons 
en effet que maintenant toute créature sou- 



1. AsA Gray, op. cit. : « Darwin and his reviewers. » 

2. Animais on the road. Powell, op. cit.^ lecture IV, 



AU SUJET DE LA CRÉATION 73 

pire et souffre les douleurs de Tenfan- 

tement * . » 

> 

Selon un commentateur catholique de 
la Bible, le théologien Allioli, beaucoup 
d'indices, en particulier chez les créatures 
vivantes, dans le monde végétal et animal, 
répondent à la révélation divine qui nous a 
été faite par saint Paul : le désir, commun à 
toutes les créatures vivantes, de concevoir et 
de se reproduire, qui est un signe infaillible 
de leur tendance inconsciente vers une forme 
meilleure, la constance de cet instinct et 
jusqu'à la tristesse imprimée sur le visage des 
animaux^. De môme que Thomme, ajoute 
Allioli, citant Toletus et Cornélius a Lapide, 
les créatures aussi monteront de Tétat impar- 
fait où ellesgisent comme emprisonnéesjusqu'à 
une même liberté, une même sécurité, une 



1 . Ipsa creatura liberabitur a servitute corruptionis in liber- 
tatem glorifie filiorum Dei. Scimus enim quod oranis creatura 
ingemiscit et parturit usque adhuc. Ep* ad Rom. VIII, 21-22. 

2.Ep. ad Rom., Villon, 



74 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

même immortalité. « Tota creaturasensibîlis » 
dit saint Thomas dans son commentaire, 
« quamdamnovitatem gloriae consequetur* ». 
Le commentaire de saint Ambroise est plein 
d'une poésie triste et grandiose. Il considère 
les labeurs et les fatigues de toute la nature, 
depuis les astres qui péniblement suivent 
leur route, montent, descendent, remontent^ 
jusqu'à Tâme des animaux qui sont asservis 
et qui gémissent de ce que leur œuvre servile 
est vaine, de ce que leur œuvre n'est pas pour 
Dieu et pour réternité, mais pour l'homme 
pécheur et pour la corruption. « Dans la 
mesure où ils peuvent comprendre, ils désirent 
assez notre salut, sachant que plus tôt nous 
saluerons notre Libérateur, plus tôt aussi ils 
seront délivrés-. » Saint Ambroise tire de ces 
réflexions une exhortation pour les chrétiens 

1. « Toutes les créatures sensibles parviendront à un état 
nouveau et glorieux. » In Epistolas sancli Paull Expositio, 

2. « Quantum ergo datur Intel! igi, satis de nostra salute 
sollicita sunt, scientes . ad liberationem suam proQcere 
maturius, si modo nos cilius agnoscamus auctorem. » 



AU SUJET DE LA CRÉATION 75 

à accomplir le bien même par pitié pour la 
nature inférieure «qui gémit nuit et jour de 
toutes les injustices qu'elle souffre^ ». Pour 
qui considère seulement dans la révélation 
divine que nous a laissée saint Paul ce qui 
concerne révolution future des animaux, il ne 
doit point y avoir de difficulté à admettre pour 
rhomme l'hypothèse de l'évolution passée. 

Pour ces raisons d'ordres divers, j'ai trouvé 
regrettable la direction de la pensée religieuse 
qui se manifeste et s'affirme dans le travail 
assurément très savant et très consciencieux 
du professeur Grassmann. La question, en 
dehors de son importance générale, me paraît 
avoir une importance particulière pour 
l'artiste qui crée avec des mots, pour l'artiste 
chrétien qui ne veut pas travailler contre sa 
foi. En effet, la théorie d'après laquelle tous 
les êtres vivants proviennent d'une origine 
unique, l'idée d'une immense activité vitale 

1. « Quœ diebus ac nociibus injurias patiens ingemiscit. "^ 



76 LES THÉORIES DE S. AUGUSTIN ET DE DARWIN 

s'employant depuis la première nébuleuse à 
produire progressivement l'être intelligent et 
libre et s'employant en même temps et de la 
même façon à lui préparer, par ses propres 
dérivations, un milieu qui le dirige et lui 
serve pour monter encore, ces idées m'ont 
paru apporter à la représentation intellectuelle 
de rUnivers une beauté merveilleuse, riche 
d'inspirations, à laquelle on ne pourrait 
renoncer sans douleur et sans peine. Et, si je 
songe que partout où certaines lois éternelles 
sont transgressées involontairement dans le 
monde de la nécessité, volontairement dans 
le monde de la liberté, évolution ne signifie 
pas progrès, mais décadence ; si je songe qu'il 
n'y a pas d'ascension de la vie vers des formes 
supérieures sans une lutte contre la résistance 
universelle et constante de la nature ; si je me 
persuade que l'être libre doit prendre part à 
cette lutte, si pénible et douloureuse soit-elle, 
par les efforts de sa volonté propre; alors je 



AU SUJET DE LA CRÉATION '. 

sens que l'art obéit vraiment à une indicatio 
tacite de la science moderne et qu'il combî 
vraiment aux premiers rangs de l'humanitt 
quand il entraîne l'esprit humain de tout éti 
inférieur d'animalilé vers la recherche, ; 
pénible et douloureuse soit-elle, de ceti 
beauté complexe qui est d'autant plus loin c 
l'animalité qu'elle unit plus intimement, dar 
une éclatante lumière, la beauté intelleclueli 
et la beauté morale! 



r 



POUR LA BEAUTÉ D'UNE IDÉE 



^ 



l 



J'ai eu l'honneur, en février 1891, de 
parler devant une grave et savante Assemblée 
sur les rapports de la célèbre doctrine qui 
porte communément le nom de Charles Dar- 
win avec la doctrine catholique sur la créa- 
lion. A ce moment, je voulais établir la 
liberté des consciences catholiques en face 
d'une hypothèse d'après laquelle les orga-p 
nismes vivants n'auraient pas été jetés sur la 
terre les uns après les autres et séparément 
par l'effet d'actes distincts du Créateur, 
mais seraient allés se modifiant de généra- 
lion en génération depuis une forme origi- 
nelle unique jusqu'à l'immense variété d'au- 
jourd'hui. Pepuis lors j'ai fait un pas de plus, 



82 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

j'ai dit laquelle de ces théories me paraissait 
plus conforme au vrai et à Tidée religieuse. 
J'emploierai, pour rendre mon idée plus claire, 
une comparaison qui, au fond, n'est pas nou- 
velle, en la développant d'une façon inaccou- 
tumée. 

Si, de même qu'elles ont une face lisse et 
blanche, un corps délicat, un ensemble obs- 
cur, caché et compliqué de minces organes, 
les montres jouissaient aussi de l'intelligence, 
quelques-unes d'entre elles voudraient sans 
douté rechercher et connaître le mystère de 
leur origine. Les grossières montres de laiton, 
les montres d'argent les plus vulgaires se 
contenteraient peut-être d'une foi naïve et 
simple ; elles croiraient avoir été créées en un 
instant et sous leur forme actuelle par l'opé- 
ration de quelque grande et toute-puissante 
Montre, mère commune de toutes les montres ; 
au contraire les montres d'or, riches de 
pierres précieuses et d'émaux, s'accommode- 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 83 

raient facilement d'un scepticisme élégant et 
ne penseraient qu'à marcher et à resplendir. 
Mais les chronomètres, les montres de facture 
plus parfaite, tout en repoussant, elles aussi, 
le credo du vulgaire, s'attaqueraient au pro- 
blème avec un libre esprit de recherche. Elles 
arriveraient probablement à découvrir qu'une 
montre ne peut avoir été créée en un instant 
parce que ses parties ont dû s'adapter succes- 
sivement les unes aux autres dans un progrès 
incessant, par l'action combinée de causes 
inconnues; que la montre n'est donc pas le 
produit de la création, mais de l'évolution, 
c'est-à-dire d'un développement progressif; 
qu'en outre de l'évolution individuelle il y a 
encore une évolution de l'espèce à travers 
les siècles et que celle-ci s'exerce sans 
interruption dans le sens d'un progrès 
continu depuis les clepsydres jusqu'aux 
Bréguet et aux Patek; elles s'apercevraient 
enfin que l'idée d'une grande Montre Créa- 



8i POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

Irice de toutes les autres monfres est une 
pure superstition, bonne pour les montres 
inférieures qui ne sont pas capables d'ima- 
giner un Être idéal et divin sans roues, sans 
ressorts, sans boîtier, sans cadran et sans 
aiguille. Il serait môme possible, à force de 
chercher, qu'un de ces chronomètres vînt à 
découvrir que les mécanismes des montres 
proviennent d'une matière préexistante par 
voie d'évolution, et cela grâce à l'action de 
forces dirigées par un Être intelligent : il 
reconnaîtrait en cet Être une nature telle 
qu'on pourrait lui comparer toutes les 
montres et qu'on pourrait le considérer 
comme une sorte de montre, un mécanisme 
subtil et infiniment compliqué qui lui aussi 
serait en mouvement et qui lui aussi mesure- 
rait le temps. Cet ingénieux philosophe à là 
cervelle d'or et d'acier, s'appuyant ainsi en 
partie sur l'opinion de ses congénères les plus 
éclairés, en arriverait cependant à confirmer 



POUR LA. BEAUTÉ d'uNE IDÉE 85 

en substance la foi simple du peuple à la 
cervelle de laiton : une fois de plus l'accord 
des plus. savants et des plus ignorants serait 
le meilleur critérium de la vérité, s'il est vrai 
qu'on ne crée point des montres avec un 
Fiatlel s'il est vrai que leur créateur est, 
lui aussi, un mécanisme en mouvement au- 
quel ne manquent pas les battements qui 
mesurent le temps. 

Semblable est l'aspect que nous offrent les 
croyances et les opinions humaines sur l'ori- 
gine des organismes vivants. Nous voyons 
paraître d'abord la doctrine d'un Créateur 
semblable à l'homme même au point de vue 
matériel et qui crée en un instant par la 
parole des genres entiers d'êtres nouveaux, 
qui façonne un homme d'argile et lui souffle 
la vie au visage. A cette doctrine nous voyons 
s'opposer celle d'une matière se transformant 
lentement elle-même par voie d'évolution, 
donnant peu à peu naissance à tous les or- 



86 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

ganismes et en dernier lieu à Thomme même 
pour lequel n'interviendrait plus Tacte d'un 
Créateur; celui-ci d'ailleurs, ainsi qu'il est 
représenté par les religions positives, ne 
serait dans le système dont je parle qu'un 
Dieu créé par l'homme à sa propre image et 
ressemblance, qu'une ombre colossale de 
l'homme projetée sur le ciel vide. Nous ren- 
controns enfin une troisième doctrine qui 
admet dans l'univers l'action de forces lentes 
et occultes par lesquelles la matière inorga- 
nique est arrivée, à travers des myriades de 
siècles, à produire le corps humain; une 
doctrine qui reconnaît dans le monde de 
vagues prodromes et des éclairs annonciateurs 
de l'esprit immortel donné à l'homme, qui 
attribue enfin les lois de ces transformations 
à la volonté d'un Être intelligent à qui l'âme 
humaine est semblable parce qu'elle aussi 
comprend et veut. 

C'est ce troisième système que j'ai proposé 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 87 

et soutenu, en substance, dans le mémoire 
que j'ai lu à Tlnstitut de Venise. J'espère n'y 
pas avoir perdu mon latin, qui était en vérité 
très abondant, massif et pesant. 

«Vous verrez», a di, tnon sans ironie et 
mauvaise humeur, à propos de la nouvelle 
doctrine et des croyances anciennes, un 
disciple célèbre de Darwin : « Vous verrez. 
Quelqu'un viendra soutenir un jour ou l'autre 
que les vieilles bouteilles étaient faites exprès 
pour le vin nouveau. » J'éprouve un respect 
profond et sincère pour le professeur Huxley, 
mais, ironie ou non, mauvaise humeur ou 
non, je suis précisément venu l'année dernière 
soutenir, ou peu s'en faut, que les vieilles 
bouteilles avaient été faites exprès pour le 
vin nouveau. 11 y avait toutefois dans ma 
thèse cette différence subtile : il m'était 
apparu que le vin du professeur Huxley, 
ainsi que d'autres l'ont dit mieux que moi, 
n'était pas absolument de qualité nouvelle ; 



88 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

en effet certaines bouteilles de la plus haute 
vieillesse et toutes couvertes de poussière 
avaient un fond, décoloré sans doute et un 
peu chargé de dépôt, mais cependant riche 
d'alcool et semblable en saveur à ce vin. Je 
veux dire par là que j'ai trouvé dans certains 
grands et illustres vftses de la doctrine catho- 
lique des idées telles que, si ces vases les con- 
tenaient, ils pouvaient assurément contenir 
aussi la doctrine scientifique de révolution. Je 
me §uis alors essayé à l'y introduire etj'ai trouvé 
qu'elle y entrait merveilleusement : même 
il y avait place encore pour quelque vin sem- 
blable des vendanges futures. J'ai accompli 
cette laborieuse opération et j'en ai donné le 
compte rendu à la presse pour un public res- 
treint de matérialistes et de croyants mal 
informés les uns et les autres de la vraie doc- 
trine catholique. 

Beaucoup se sont alors émerveillés que 
moi, auteur de poésies et de romans, je 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 89 

pusse me mêler d'une semblable élude. Ceux- 
là ne pensaient pas sans doute que, laissant 
de côté le latin, les théologiens, la métaphy- 
sique et la barbarie grecque des termes de la 
science, j'en viendrais maintenant à parler de 
l'évolution en artiste qui en a le droit. 



II 



J'admets que quelque esprit honnête, 
sérieux et intelligent, très étranger aux discus- 
sions sur les principes généraux, aux manie- 
ments des questions graves et périlleuses 
où il ne peut voir un côté pratique, nie Tim- 
portance de celte controverse pour le grand 
public. Je m'imagine même la répugnance 
d'une autre classe également respectable, des 
gens qui aiment à se reposer sur leurs vieiUes 
opinions comme sur de vieux fauteuils où 
se sont reposés leurs pères ou comme dans 
la loge habituelle de leur théâtre habituel, 
où tout ce qui peut troubler leurs chères 
accoutumances les gêne et les irrite. 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 91 

Je pense cependant que, si au fond d'une 
mine de charbon fossile on trouvait une chro- 
nique locale du temps où ce bois était sur 
pied ou si de Tétoile polaire il tombait sur la 
terre un message prophétisant l'avenir de 
l'Homme et de l'Univers, le grand public lui- 
même prendrait un certain intérêt à cet évé- 
nement. Or ce n'est pas une chronique locale, 
mais une histoire grandiose et simple de 
l'univers que les voyants de l'évolution pensent 
avoir découverte tant au fond des abîmes 
célestes qu'au fond des entrailles de la terre, 
tant parmi les fossiles des organismes que 
parmi les fossiles du langage humain, — car 
il y a aussi des mots fossiles ; et la lampe qui 
u servi pour cette grande découverte, si elle 
projette directement sa lumière sur le passé 
de l'univers et de l'homme, envoie cependant 
une certaine clarté même de l'autre côté, 
vers l'avenir. Elle n'était pas encore bien 
allumée quand déjà s'en émouvait le plus 



92 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

grand poète que notre monde ait possédé 
après Shakespeare. Le matin du 2 août 1830, 
la nouvelle parvient à Weimar qu'une révo- 
lution a éclaté à Paris. Dans l'après-midi du 
même jour, un ami de Gœthe se rend chez lui : 
«Eh bien?» s'écrie le vieux Gœthe en allant 
à sa rencontre. «Que dis-tu du grand évé- 
nement? Le volcan s'est déchaîné, tout est en 
flammes, tous les travaux souterrains sont 
éventés. » «C'est épouvantable! » répondl'ami. 
« Mais que pouvait-on attendre d'un semblable 
ministère? Rien d'autre que le renversement 
de la dynastie. » « Cher ami, nous ne nous 
comprenons pas », réplique l'auteur de 
Faust. « Je ne parle pas de ces gens-là. Je 
parle de la dispute entre Cuvier et Geof- 
froy Saint-Hilaire, qui a éclaté à l'Aca- 
démie. » 

La dispute que Gœthe jugeait, par son 
importance, aussi supérieure à la Révolution 
de Juillet commença à se dessiner à l'Aca- 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 93 

demie Royale des sciences de Paris, le 
15 février 1830. 

A propos de mollusques le naturaliste 
GoelTroy Saint-Hiluire fit allusion à des ana- 
logies entre les organismes, comme à des 
indices d'une vaste unité de structure. Cette 
idée lui paraissait la vraie clé pour Tétude de 
la nature. Saint-Hilaire était un philosophe 
de la science. Les philosophes de la science 
aiment à contempler les choses dans leur 
ensemble, à jeter sur Tinconnu de grandes 
hypothèses presque prophétiques, plutôt sem- 
Llables à des arches de lumière qu'à des 
ponts de fer où les gens positifs veuillent 
poser le pied. Ils assaillent, insuffisamment 
armés comme tous les prophètes, le royaume 
des vieilles idées, et celui-ci, organise pour 
une rude défense, oppose à Tennemi une 
armée permanente de conservateurs fidèles 
qui combattent sans raisonner, des citadelles 
et des bastions sur lesquels flottent des noms 



94 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

glorieux du passé, des arsenaux pleins d'armes 
éprouvées et d'aspect redoutable, un élat- 
major qui doit aux vieilles idées de la gloire 
des honneurs, des emplois, toutes les magni- 
ficences de la vie. Aussi les premières 
batailles tournent-elles presque toujours mal 
pour les prophètes. Quand Saint-Hilaire parla 
d'une mutabilité possible des espèces et 
exprima l'opinion qu'au lieu d'avoir été créées 
tout d'un coup à des époques diverses elles 
étaient des branches d'un même arbre généa- 
logique, il trouva en face de lui le baron 
Cuvier, savant illustre et d'un esprit vraiment 
puissant dans l'analyse, qui, ayant passé sa 
vie à étudier avec gloire tout ce qui distingue 
les espèces entre elles, se détournait naturel- 
lement avec horreur d'une idée qui établis- 
sait entre toutes un lien commun. Le débat 
se rouvrit à plusieurs reprises entre le mois de 
février et le mois d'octobre, s'élargissant tou- 
jours davantage, car chacun lançait toujours 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 95 

en avant de nouveaux sujets de discussion, 
ainsi qu'il arrive à la guerre où une escar- 
mouche d'avant-garde devient peu à peu une 
bataille. La salle de l'Académie des Sciences 
fut pour la première fois ouverte au public 
qui voulait assister au duel entre les illustres 
savants, collègues depuis trente années dans 
renseignement de l'histoire naturelle au 
Muséum. 

Ceux-ci ne parlaient que de mollusques et 
de poissons : ils s'escrimèrent pendant deux 
séances autour d'un os dont le nom scienti- 
fique est os hyoïde : même le 19 juillet, à 
la veille de la Révolution, la salle était 
comble. 

Aux yeux de la majorité, Cuvier eut faci- 
lement le dessus. Pour faire valoir les distinc- 
tions constantes qu^e présentent entre elles 
les espèces, il pouvait user d'arguments 
visibles et sensibles, tandis que Geoffroy ne 
pouvait établir par aucun témoignage précis 



96 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

le passage d'une espèce à l'autre. En vérité 
cet argument du « qui a vu?» peut également 
servir assez bien contre les créations succes- 
sives et distinctes. Il sert trop et pourrait tout 
aussi bien faire acquitter un voleur qui se 
défendrait ainsi : « Vous m'opposez un témoin 
qui affirme m'avoir vu escalader la maison, 
mais je vous en citerai des millions qui ne 
m'ont vu ni escalader la maison ni surtout y 
dérober quelque chose. » Geoffroy ne capitula 
point et soutint virilement ses idées; mais la 
cause de l'évolution était ruinée pour trente 
ans. 

Ce n'était pas d'ailleurs sa première ba- 
taille. La toute première bataille pour l'évolu- 
tion avait été livrée vingt et un ans aupara- 
vant, en 1809, par un autre Français, Jean 
Lamark, dont je ne vois pas qu'on ait parlé 
à l'Académie des Sciences dans les discus- 
sions de 1830, 

En effet, les idées de Lamark sur la com- 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 97 

munaulé d'origine de toutes les espèces 
\ivanles et sur les causes de leur transforma- 
tion furent ensevelies sous un monceau 
d'épigrammes. La France ne pouvait accep- 
ter un syslèmc où Ton discutait comment en 
un certain pays, où certains arbres fruitiers 
n'avaient de branches qu'à la cime, certains 
animaux friands de ces fruits, à force d'allon- 
ger désespérément le cou pour les atteindre, 
étaient devenus des girafes. Les Français 
l'ensevelirent en riant et, comme il arrive 
pour les germes, ce qui devait en mourir 
mourut et ce qui en était viable jeta d'invi- 
sibles racines. D'autres semences de la même 
idée avaient été répandues ailleurs grâce à 
d'autres mains. Geoffroy Saint-Hilairc lut- 
tant avec Cuvier avait jeté comme un cri 
d'appel à de lointains alliés, et ce fut Gœthe 
qui répondit ainsi pour tous : « Nous sommes 
plus de cinquante en Allemagne qui avons 
travaillé et travaillons pour la même cause 

l • * 

I* 



98 POUR LA. BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

que vous; les Allemands ont besoin de pen- 
ser que tous les êtres sont unis généalogique- 
ment entre eux. Je me trouve moi-même plus 
avant que beaucoup sur ce terrain, plus 
avant que Camper et que Blumenbach, grâce 
à une importante découverte. Peler Camper, 
frappé et troublé de l'étroite parenté qui relie 
au point de vue anatomique le singe et 
rhomnie, avait cru trouver le plus important 
des caractères spécifiques du singe dans un 
os de la mâchoire supérieure, Vos intermaœil- 
lairCy qui, selon lui, manque chez l'homme. 
J'ai trouvé et démontré que cet os existe 
aussi chez Thomme. » 

Ainsi parla Gœthe, qui, par d'autres éclairs 
de son esprit souverain, illumina la voie des 
idées évolutionnistes, devinant dans les divers 
organes des plantes la transformation de 
la feuille et dans le crâne dès vertébrés la 
transformation des vertèbres. Nous qui cher- 
chons à déloger tant de gens des opinions sur 



s^ \, 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 99 

lesquelles ils se reposent commodément et 
qui avons tant à cœur d'attirer les meilleurs 
dans notre parti, nous' avons beaucoup à 
apprendre de rexpérience de Goethe. Il tou- 
chait à la trentaine, et il avait une renommée 
purement littéraire quand il envoya dans une 
humble lettre au célèbre Peter Camper ses 
travaux où il était démontré avec évidence, 
contre l'opinion de Camper, que l'os inter- 
maxillaire existe aussi chez l'homme : « Bien I 
répondit poliment le grand anatomiste, 
bravo! Vous avez fait un beau travail qui 
doit vous avoir coûté beaucoup de peine. Je 
vous en félicite. » Après quoi il continua 
imperturbablement à dire et à écrire que 
l'homme ne possède pas l'os intermaxillaire. 
« On voit, s'écrie Gœlhe, qu'il fallait que 
je fusse très jeune et très ingénu et que je 
connusse bien peu le monde pour me mettre 
moi, élève, à contredire un maître, bien 
mieux, à lui prouver qu'il se trompait. » En 



> * 



100 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

fait le jeune Gœthe naviguait sur les eaux 
vives de la science, tandis que Tautre, pauvre 

vieillard illustre, restait là en arrière, majes- 
tueusement planté sur les bas-fonds de Fos 
intermaxillaire. « Comme ce serait beau ! » a 
dit un Anglais cruel, mais sage, « comme ce 
serait beau! si les savants ne vivaient jamais 
plus de soixante ans! Après soixante ans, il 
n'y en a pas un qui veuille entendre parler de 
changer d'idées ». 



• * « 

« m 

*■ t 4. 



m 



Après les campagnes malheureuses de 
Lamark et de Geoffroy Saint-Hilaire, c'est 
Charles Darwin qui vint, en 1859, livrer le 
troisième assaut. C'est chose curieuse, dit-on, 
que d'étudier certaines voies suivies par les 
semences à travers l'espace, les complicités 
mystérieuses des insectes, des papillons qui 
portent d'élamines en étamines un atome du 
pollen fécondant, des oiseaux, qui portent de 
pays en pays un germe minuscule d'où sor- 
tiront des forêts : ainsi est-il curieux d'étu- 
dier les voies pareillement mystérieuses de 
Vidée. Voyez, observez au microscope cet 
obscur et minuscule D"" Grant, qui, dans 
le tourbillon du genre humain, apparaît un 



102 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

instant à peine au commencement de ce 
siècle. 11 va, va, rencontre des volumes de 
Lamark, en ressort tout teinté d'évolution- 
nisme, disparaît, va, va, chemine dans l'obs- 
curité, reparaît enfin, en 1825, sur une pro- 
menade publique de la ville d'Edimbourg, 
rencontre un jeune homme de seize ans, puis 
se perd pour toujours dans les ténèbres. Le 
jeune homme ne s'aperçoit de rien, étudie, 
travaille, devient un homme, devient célèbre, 
examine cinquante ans après sa propre vie et 
y retrouve une petite, une imperceptible trace 
de cette rencontre, une petite tache d'évolu- 
tionnisme et de Lamark juste au point de son 
esprit où, en juillet 1837, sa théorie sur 
l'origine des espèces a jeté sa première racine, 
pour arriver seulement en 1859, après une 
invisible croissance, à se manifester en plein 
jour. Telle est la voie suivie par l'idée de 
Lamark jusqu'à Charles Darwin. 

Les agents microscopiques ont beaucoup 



POUR LA BEAUTÉ D'UNE IDÉE 103 

aidé à Tœuvre de Darwin, et peu s'en fallut 
que l'un d'eux ne la compromît, car lui-même, 
vieux et illustre, racontait en tremblant que 
l'expression de sa physionomie avait beau- 
coup déplu, au premier abord, au capitaine 
Fitz-Roy du Beagle^ qui hésitait à prendre à 
son bord une physionomie si peu énergique : 
or, c'est au voyage accompli sur le Beagle que 
Darwin attribuait en grande partie ses con- 
quêtes scientifiques et sa gloire. Sept ans 
plus tard, en octobre 1838, travaillant depuis 
quinze mois à ses études sur la transforma- 
tion des espèces, il se heurte à un mystère qui 
lui paraît impénétrable. Il a reconnu que 
l'homme, en agissant sur les animaux domes- 
tiques et sur les plantes, en choisissant pour 
la reproduction les individus les mieux con- 
formés selon son désir, modifie peu à peu le 
type de l'espèce et crée des variétés qui 
deviennent, à son avis, l'origine d'espèces 
nouvelles. Telle est la sélection humaine. 



104 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

Mais comment se fait la sélection des ani- 
maux sau\ages? A qui le choix de ces produc- 
teurs qui modifieront peu ù peu le type de 
l'espèce jusqu'à ce que surgisse une espèce 
nouvelle? Darwin s'y perd. Un jour, las d'étu- 
dier et de réfléchir, il prend, pour se distraire 
de la zoologie et de la botanique, le premier 
livre qui lui tombe sous la main. Le livre ne 
parle ni d'animaux ni de plantes, il parle 
d'hommes; il démontre qu'une grande quan- 
tité des hommes qui naissent doivent mourir 
rapidement, car la terre ne leur fournirait 
pas de quoi se nourrir tous. Un éclair jaillit 
dans le cerveau du jeune homme. Combien 
les animaux se multiplient, eux aussi, et 
quelles quantités énormes il en doit périr 
avant complet développement! Evidemment, 
à chaque génération de chaque espèce, le peu 
qui survit au massacre, les quelques vain- 
queurs du combat pour la vie sont les plus 
forts, les mieux conformés. Or, vous ne trou- 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 105 

vez pas deux individus de la même espèce 
dont la conformation soit rigoureusement 
identique. Il y a des différences avantageuses, 
dans la lutte pour la vie, il y en a de désa- 
vanlageuses. Eh bien ! par la force des choses, 
ceux qui jouissent des premières triomphent, 
et, en s'accouplant, transmettent ces avan- 
tages de conformation à leurs descendants : 
mais ceux-ci à leur tour différeront entre eux, 
ce qui donnera lieu aux mêmes conséquences, 
et ainsi le type de la race ira se modifiant de 
génération en génération. Voilà la sélection 
naturelle. Darwin a trouvé ce qu'il lui fallait, 
sa théorie a une base. 11 Ta claire à Tesprit dès 
1839 et il Ty tient enfermée jusqu'en 1859. Le 
fameux livre de VOrigine des Espèces est 
passé, avant de naître, par une gestation céré- 
brale de vingt ans : vingt ans à la chaleur d'un 
tel esprit qui continuellement le nourrissait 
de faits nouveaux recueillis et assimilés avec 
une patience «admirable, qui continuellement 



106 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

en éliminait les faits moins évidents, moins 
concluants et en même temps tout le superflu, 
tout Texagéré, tout FinsigniBant, lui don- 
nèrent la densité claire et les formes régu- 
lières du cristal. Un ouvrage scientifique, qui 
a la densité, Téclat, le poli et l'harmonieux 
du cristal, est lumineux par la vertu même 
de sa forme, et son attraction est grande sur 
les hommes, alors même que ce n'est pas un 
pur diamant. On comprend donc, au moins 
en partie, que VOrigine des Espèces hit sou- 
levé, lors de sa publication, une immense 
clameur, quoique l'idée inspiratrice n'en fût 
plus désormais nouvelle, depuis qu'un autre 
naturaliste anglais, Wallace, l'avait conçue 
identique un an auparavant et que leurs amis 
communs, ayant alors connaissance des tra- 
vaux de Darwin, avaient obtenu, par un sen- 
timent de justice, qu'avec le mémoire de 
Wallace parût aussi une ébauche du travail 
de Darwin. Le public n'avait prêté aucune 



POUR LA BKAUTÉ d'uNE IDÉE 107 

attention à ces mémoires ; les savants avaient 
dit que ce qu'ils contenaient de nouveau 
n'était pas vrai et que ce qu'ils contenaient 
de vrai n'était pas nouveau. 

Cependant les Anglais n'en dévorèrent pas 
înoins en quelques années soixante mille exem- 
plaires du livre sur Y Origine des espèces^ et les 
savants, en un tempsaussicourt,lui adressèrent 
deux cent soixante-cinqmémoires analytiques, 
sans compter les articles de journaux. On a dit 
pour expliquer ce succès : « L'idée était dans 
l'air. » A cela Darwin lui-même a répondu : 
Non, voici le secret : c'est que je commençai 
à tirer de matériaux énormes un très gros 
livre, que je le restreignis eûsuite en résumé, 
pour ne retirer enfin de ce résumé qu'un 
extrait qui est le livre sur ÏOrigine des 

« 

Espèces. Quelque observateur superficiel a pu 

lui dire : « Le public s'est jeté avec avidité 

sur votre livre parce qu'il vous connaissait 

et vous admirait déjà comme l'auteur du 



108 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

Voyage (Tun naturaliste. » Au contraire, un 
de ces esprits trop fins qui dédaignent les 
vérités vulgaires et vont toujours à la 
recherche du subtil et du nouveau a pu rai- 
sonner de la façon suivante : « Le public ne 
comprend rien à la théorie et peu lui 
importe : supposez en effet qu'un homme de 
physionomie noble et distinguée, se tenant 
devant vous dans une attitude modeste, vous 
parle d'une voix calme, mais chaude et douce, 
avec une expression à la fois enthousiaste et 
candide : vous aurez un plaisir infini à l'écou- 
ter sans comprendre une seule de ses 
paroles. Le livre de Darwin a pu avoir un 
pareil succès, précisément parce qu'il laisse 
voir la belle et loyale physionomie de l'au- 
teur qui vous regarde avec une grande flamme 
dans les yeux, qui vous parle avec un grand 
amour du vrai, avec une grande conviction 
et cependant avec humilité. » 

Pour moi, tout en voulant bien admettre 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 109 

que chacune des opinions dont je viens de 
donner l'idée contient sa part de vérité et 
que leur erreur commune est de vouloir 
s'exclure réciproquement, je pense que per- 
sonne, dans cette discussion, n'a eu raison 
et tort autant que Darwin lui-même. Son 
livre est né viable, capable d'exercer une 
influence profonde, mais s'il n'avait trouvé 
l'atmosphère qui lui convenait, il serait 
mort sans avoir détruit une seule, même 
la moindre, des vieilles idées. Il y avait 
dans l'air, et par conséquent dans toute in- 
telligence humaine, un je ne sais quoi dont 
la manifestation était purement négative. 
Quand certains germes invisibles arrivent 
portés par le vent, on voit certaines plantes 
qui, à la vérité, verdissent, fleurissent 
et fructifient encore, mais qui néanmoins 
donnent les premiers signes, à peine percep- 
tibles, d'un malaise qui n'échappe point 
à l'œil expérimenté. Dans la première 



110 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

moitié de notre siècle, la croyance, cependant 
florissante, en la stabilité des espèces, avait 
donné, comme on Ta vu, quelques signes de 
dépérissement. Je crois que, bien avant 
Lamark et Geoffroy Saint-Hilaire, qui lui por- 
tèrent un préjudice visible, avait commencé, 
sans que Ton y prît garde, une phase de la 
connaissance humaine qui dure maintenant 
encore et qui l'incite à repousser comme par 
la force d'une répulsion électrique les opinions 
populaires sur Torigine des espèces ; et sans 
doute ces opinions finiront, dans le cours 
du XX® siècle, par se détacher tout à fait et 
pour toujours, mortes et décomposées, de 
Tespril humain; elles seront, après d'autres 
siècles écoulés, des objets fossiles dont s'éton- 
neront les générations futures si, poussées 
par la curiosité ou par l'esprit scientifique, 
elles viennent à les déterrer. Quand vous 
consultez les archives d'une grande époque 
géologique, c'est-à-dire les restes des orga- 



POUR LA BEAUTÉ d'UNE IDÉE Hl 

nismes qui vécurent à ce moment, vous trou- 
vez qu'elles présentent un caractère commun. 
Il y a une ère géologique dans laquelle vous 
ne trouvez que les restes d'animaux mons- 
trueux offrant à notre œil moderne quelque 
chose d'irrationnel et de fantastique; ainsi y 
a-t-il une ère de la pensée humaine où vous 
trouvez ime quantité d'idées fossiles sur les 
phénomènes naturels, qui, elles aussi, géné- 
ralement, ont un caractère irrationnel et fan- 
tastique; mais il est une autre ère de la pen- 
sée humaine, l'ère moderne, commencée au 
XVI* siècle, pendant laquelle les idées relatives 
aux phénomènes naturels revêtent un carac- 
tère rationnel, et l'on pourrait dire mathéma- 
thique : ce caractère, c'est la tendance à 
£ïxclure la tradition et l'autorité, à démontrer 
tout ce qui n'est pas axiome; c'est une con- 
ception rigoureuse de l'équation entre faits 
et causes où le fait est une quantité détermi- 
née et la cause un x\ c'est l'habitude de 



112 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

déterminer tout d'abord le fait au moyen de 
l'observation directe, pour aller ensuite d'une 
marche logique à la recherche de Vx. Une 
telle habitude devait conduire l'esprit humain 
à enchaîner solidement et indissolublement 
entre eux certains effets et certaines causes, 
c'est-à-dire à découvrir et à déterminer un 
nombre indéfini de lois naturelles, à repous- 
ser tout ce qui échappe aux lois connues. 
Quelques-unes aussi, parmi les idées qui 
portent cette empreinte moderne, périront, 
deviendront fossiles à leur tour et feront 
l'étonnement de nos descendants les plus 
lointains : il n'en est pas moins vrai 
qu'en 1859 le sens commun s'écartait pro- 
gressivement, sans que l'on s'en aperçût, des 
idées régnantes sur l'origine des espèces. 
Que le premier couple d'éléphants ou seule- 
ment que le premier couple d'oiseaux eût 
jailli tout vivant du sol, qu'une statue d'ar- 
gile fût devenue tout à coup un organisme 



POUR LA BEAUTÉ d'.UNE IDÉE 113 

d'os, de muscles, de nerfs baignés de sang^ 
personne ne Tavait pu voir, c'était en dehors 
de toutes les lois, de tous les procédés connus 
de la nature. Ces idées étaient celles d'un 
passé intellectuel; si elles régnaient encore 
et si, à l'heure où je parle, elles n'ont pas 
perdu de leur pouvoir : c'est, d'une part, 
qu'elles étaient indûment unies d'un lien 
étroit et que maintenant encore elles restent 
indûment attachées à la foi religieuse ; 
c'est 4 d'autre part, que les hommes s'étaient 
accoutumés à elles et qu'ils trouvaient 
et trouvent encore gênant de les chan- 
ger. Quant à ceux qui niaient Dieu, et par 
conséquent la création, ne pouvant affirmer 
contre la science que les espèces actuelles 
des animaux et des plantes existaient ab 
œterno^ ils étaient capables, à la vérité, de 
philosopher beaucoup sur la matière et sur le 
hasard, mais ils échouaient absolument à 
résoudre par un raisonnement conv9.iiï,c9,nt 



114 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

Ténigme de celte inconnue : comment les 
animaux et les plantes, qui certainement 
n'existaient pas il y a trois ou quatre mille 
siècles, ont-ils commencé à exister? 

C'est à ce moment que parut le livre clair 
et puissant de Darwin, où on se voyait 
démontrer, avec une grande abondance 
d'observations exactes et de déductions sub- 
tiles; comment les espèces animales s'étaient 
formées, par l'effet des lois naturelles, en 
s'écarlant de façon insensible d'une seule ou 
de plusieurs formes primitives jusqu'à la 
variété immense d'aujourd'hui. Alors, comme 
l'accord était grand entre le caractère de cette 
idée et le caractère de la pensée moderne, le 
son de la parole de Darwin fit vibrer tout à 
coup une foule de cerveaux, fit raisonner à 
l'unisson une foule de paroles humaines ; il 
arrive ce qui arrive à chacun de nous lorsque 
quelqu'un vient nous dire à l'improvisle une 
chose dont nous avions en nous-mêmele sen- 



POUR LA BKAUTÉ d'uNE IDÉE 115 

tîment confus et que nous souffrions de ne pou- 
voir dégager des voiles obscurs de notre pensée : 
nous allons alors vers lui d'un élan de tout notre 
être et nous laissons échapper volontiers de 
nos lèvres une exclamation d'assentiment et 
de délivrance. Pour beaucoup, assurément, 
surtout en Allemagne, le Reiz^ comme l'a dit 
un allemand du parti opposé, le charme de 
l'idée darwinienne fut qu'on pouvait enfin se 
passer de Dieu; ou plutôt, dirai-je, on pour- 
rait lui servir une pension bien gagnée pour 
les services quil avait honnêtement rendus 
jusqu'à la fabrication de la première cellule 
vivante. Cette mise à la retraite présumée du 
Créateur rendait enragés contre le darwinisme 
une quantité d'autres personnes aussi peu 
sages que les premières. Loin des cris et du 
tumulte de la bataille théologique, le livre de 
Darwin était accueilli avec une satisfaction 
silencieuse par le très grand nombre : ceux-là 
se réjouissaient simplement de pouvoir enfin 



116 POUR LA BEAUTÉ d'uNE ÏDÉE 

abandonner à Milton ce lion qui, naissant dit 
sol, fait de violents efforts afin d'amener au 
jour ses pattes de derrière, de pouvoir enfin 
laisser de côté une généalogie fantastique des 
êtres vivants qui répondait à une époque infé- 
rieure de la connaissance humaine, comme 
les croyances à la parole articulée du Dieu 
créateur et au souffle de sa bouche répondent 
à une époque encore plus ancienne. Et 
ici, je remarque au passage que, si les 
grandes époques géologiques subsistent toutes 
encore en quelque manière dans les 
couches superposées du sol, les époques dé 
la connaissance humaine, elles aussi, sub- 
sistent encore jusqu'à un certain point dans 
les couches superposées de la société ; car 
on trouve vivante encore dans les races infé- 
rieures et barbares, vivante ça et là parmi les 
plus noires ténèbres de l'ignorance popu- 
laire, — et qui sait pour combien de temps? 
— - la foi naïve à la parole articulée et au 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE il7 

souffle de la bouche de Dieu. Une ombre, 
une image de ces stades successifs se reflètent 
dans le développement intellectuel de toute 
vie humaine de même que les stades succes- 
sifs de révolution physique se reflètent dans 
le développement de tout embryon humain, 
puisque notre cerveau, au cours de sa forma- 
tion, ressemble d'abord à celui des poissons, 

puis à celui des reptiles, puis à celui des 
oiseaux et enfin à celui des mammifères; 

c'est ainsi qu'un enfant, même s'il se nomme 

Charles Darwin, même s'il est né pour écrire 

VOrigine des espèces^ quand on lui demande : 

« Qui vous a créé et mis au monde? » répond 

comme on le lui a appris : « C'est Dieu », et 

qu'il s'imagine, dans l'ignorance de son 

origine naturelle, avoir été créé, sans 

aucun intermédiaire, par cette puissance 

inconnue. Lorsque ensuite on lui raconte la 

Genèse, il se figure toujours, comme toutes 

les races inférieures, un Dieu avec une 



118 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

bouche et une voix sonore qui parle latin. 
Le livre eut donc un foudroyant succès 
de stupeur et de retentissement, bien que 
des fenêlres gothiques de la Quaterly 
Rewiew un évoque anglican se fût mis 
aussitôt à souffler sur cet incendie d'amères 
imprécations, que beaucoup d'autres, à des 
fenêtres plus petites, soufflassent sur le feu 
avec la même fureur et que de Berlin même 
le Kladderadatsch lançât ses épîgrammes. 
Souffler sur une idée, c'est comme souffler sur 
un liquide embrasé : on croit éteindre le feu 
et on l'active. La première édition du livre fut 
vendue aux libraires en un seul jour. On en 
fit immédiatement une seconde de 3.000 
exemplaires, et on en entreprit la traduction 
allemande. Il y eut aussi deux tentatives de 
traduction française, mais Darwin trouva en 
sentinelle aux portes de la France une phrase 
d'Élie de Beaumont : « C'est de la science 
moussante. » Les phrases étant, en France, 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 119 

un grand pouvoir d'État, le livre ne put 
passer à cette époque et jusqu'en 1862, 
où M"® Royer affronta et surmonta les 
obstacles, Darwin dut se contenter d'un article 
de \^ Revue des Deux Mondes, où Laugel parla 
de VOrigine avec cette sérénité élégante qui 
est caractéristique dès meilleurs esprits fran- 
çais. Cependant on préparait la troisième 
édition du livre ; et, remarquez que l'on 
n'employait pas alors les fictions des éditeurs 
d'aujourd'hui et que chaque édition pré^ 
sentée comme nouvelle Tétait en effet et 
imposait à l'auteur un labeur nouveau. 

Les lecteurs de VOrigine se multipliaient 
partout, bien que Darwin gémît sous une 
tempête de critiques hostiles. « Je suis las », 
disait-il. Un concile scientifique qui se fût 
réuni en 1860 aurait anathémalisc la doctrine. 
La conversion de Lyell était une belle victoire ; 
celle de Huxley, devenu, comme le disait 
Darwin en plaisantant, apôtre de l'Évangile 



120 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

du diable, avait aussi sa valeur, mais plusieurs 
autres naturalistes de grand renom s'étaient 
prononcés contre la nouvelle théorie, et Haec- 
kel disait à ses amis : « Cette sélection natu- 
relle me paraît une loi de higgledy piggledt/^ 
— expression que Darwin ne comprit pas, 
mais qui sonna mal à ses oreilles. Cependant 
le nombre des lecteurs croissait. 

Jusqu'à la fin de 1860, les savants alle- 
mands, à l'exception d'un seul, ne soufflèrent 
mot ni pour ni contre. Plusieurs d'entre eux 
étaient depuis quelque temps évolulionnistes 
de tendance; plusieurs soutenaient que l'œuf 
devait se tenir sur pied, mais l'inspiration de 
Colomb n'était venu à l'esprit d'aucun, et cela 
les gênait probablement un peu que ce diable 
d'Anglais eût mis l'œuf sur pied. Cependant 
le nombre des lecteurs croissait. Si la science 
officielle n'accordait pas encore son suffrage 
à Darwin, de toute part montait vers lui cet 
encens d'une douce odeur qui est la célébrité. 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 121 

11 avait tort de demander son Verdict à Topi- 
nioB publique sur la valeur de ses idées. Etant 
donné la nature de la discusion et l'attitude 
des savants, on ne pouvait demander au 
public un jugement explicite et précis sur la 
sélection naturelle. En accordant la célébrité 
à rhomme et à son œuvre, le public se pro- 
nonçait en gros pour une méthode rationnelle 
quelconque, capable d'établir que les espèces 
sont venues au monde coinme y viennent les 
individus, naturellement. Cependant la célé- 
brité, pour si douce que soit son odeur d'en- 
cens, n'en est pas moins fumée et n'en 
trouble pas moins l'air. Elle émane par sa 
nature même d'un nombre indéterminé de 
personnes, dont la très grande majorité con- 
naît à peine de nom ce qu'elle honore et se 
fait à peine une conception ténébreuse du 
pourquoi de tous ces honneurs se réunissant 
sur un seul nom. Cette majorité aveugle va 
s'élargissant toujours davantage dans les 



122 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

généralions qui viennent participer peu à peu 
à ]a culture et aux préjugés communs. Je 
n'ai pas Tintenlion de suivre maintenant 
les phases de la renommée de Darwin ; elle 
arriva à une extension que n'ont dépassée 
les noms ni de Newton, ni de Copernic, ni 
de Galilée. De son vivant on en arriva à 
discuter publiquement au sein d'une société 
allemande de psychologie sur la forme de son 
crâne. A sa mort, les bouddhistes de l'île 
de Ceylan furent convoqués par leur grand- 
prêtre Soumangala pour fêter solennellement 
l'entrée du grand transformiste dans le Nir- 
vana de Bouddha. Mais la fumée est si épaisse 
qu'elle dérobe à la vue du public les précur- 
seurs du naturalisme anglais et, comme il 
arrive avec la brume, qu'elle a grandi et 
déformé les apparences de l'image qu'elle 
entoure. Darwin devint aux yeux de la foule 
le père légitime de l'hypothèse transformiste 
et on en vint à l'appeler vulgairement de son 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 123 

nom darwinisme, alors qu'il avait simplement 
imaginé un moyen pratique de la faire tenir 
sur pied. Celte nuée classique entoure encore 
le dieu et, si Tun de nous, profanes, y pénètre 
aujourd'hui et y regarde les choses de près, 
il y distingue ce qu'il n'aurait jamais soup- 
çonné. On peut dire que la véritable Église 
darwinienne orthodoxe n'existe plus. Darwin 
a bien son autel où il reçoit un culte d'hymnes 
et d'encens; mais ses prêtres mêmes sont des 
libres penseurs qui, dans les sacristies, 
discutent le dogme. Peut-être le professeur 
Huxley, apôtre de l'Angleterre, est-il le seul 
dans le monde scientifique auquel la théorie 
darwinienne paraisse aussi solidement assise 
que la dynastie de Hanovre sur le trône d'An- 
gleterre, ce qui n'est peut-être pas un maximum 
de sécurité; et cependant il admet que bien 
des générations devront encore s'acharner 
sur les problèmes que son maître et ami a 
laissés sans solution. L'apôtre de la Germanie, 



L_. 



Î24 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

Haeckel, qui cherche avant tout à établir le 
fait de Tunilé généalogique de tous les êtres 
vivants, la Descendenz-Theoriey et à élever sur 
ces fondements son matérialisme scientifique, 
professe sur les variations individuelles, qui 
sont la base de la sélection, une doctrine 
toute différente de celle de son maître, et déjà 
son hérésie a reçu le nom (ÏHœckélisme. 
Romanes, esprit calme et lucide, trouvant 
que la sélection naturelle ne suffisait pas au 
rôle qu'on lui avait assigné, a imaginé la 
sélection physiologique, grâce à laquelle 
certaines unions qui ramèneraient en arrière 
le mouvement évolutif d'une espèce, restent 
stériles. 

Celui qui, voyageant dans l'Archipel Malais, 
devina la sélection naturelle sans connaître 
les travaux encore inédits deDarwin,Wallace, 
dont la fidèle et intime union avec Darwin 
fait vraiment honneur, en ces deux grandes 
et nobles âmes, à la nature humaine elle- 



r 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 125 

même, — • Wallace, dîs-je, proclame avec 
enthousiasme la doctrine dont il abandonne 
toute la gloire à son ami, mais il la contredit 
formellement sur un poiût, sur la formation 
de l'esprit huinain par voie de sélection* Vou- 
loir exposer tous les schismes du transfor- 
misme, ce serait comme vouloir exposer 
toutes les doctrines théologiques et morales 
qui ont été l'origine d'Églises, decommunau- 
tés et de sectes diverses au sein du christia- 
nisme : comparaison plus juste qu'on ne 
pourrait le croire, s'il est vrai que le trans- 
formisme s'attaque aux problèmes de l'ori- 
gine et de la destinée de l'homme et que lui 
aussi se présente avec un appareil de mys- 
tères et d'affirmations dogmatiques. A vrai 
dire, je serais embarrassé d'y trouver une 
Eglise catholique, mais peut-être, en négligeant 
quelque petite hérésie, pourrais-je au doux 
et modeste pontife qu'était Darwin donner 
comme successeur un pontife âpre et violent, 



126 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

HfiBckel, armé de dogmes et d'analhèmes, 
gardien d'une Bible sacrée, d'une Genèse 
nouvelle, qui impose à notre croyance que 
Moneron genuit Amœbam^ Amœba genuit 
Synamœham^ et ainsi de suite jusqu'à Pithe- 
canthropiùs qui genuit horni^^^' 



( 



r 



IV 



Les adversaires irraisonnés du transfor- 
misme, qui raillèrent les dissensions intes- 
tines de Tennemi, espérant le voir se détruire 
de ses propres mains, raillèrent mal à pro- 
pos, et pour peu de temps comme auraient 
raillé mal à propos, à toute époque, les adver- 
saires du christianisme qui auraient j ugé sa vie 
mise en danger par les blessures des schismes 
etdeshérésies. Iln'yapasdegrande révolution 
quis'àccomplissesansdésordres. On distingue, 
à vrai dire, parmi tant de contradictions, un 
accord à peu près unanime pour rabaisser la 
valeur de la sélection naturelle dont Darwin 
lui-même reconnaissait avoir exagéré im- 
portance; mais je vois en même temps se 



128 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

répandre, je vois s'affirmer, ralliant amis et 
adversaires scientifiques, une union expresse 
ou tacite dans cette idée que tous les êtres 
vivants sont les rameaux et le feuillage d'un 
seul arbre généalogique sorti, d'une manière 
selon les uns, de manière différente selon les 
autres, d'ungerme unique, la première cellule 
vivante, et se terminant en une cime unique, 
l'Homme. Et, tandis que la sélection, sansdis- 
paraître tout à fait, s'efl'ace et va prendre 
un sang modeste parmi les agents de trans- 
formation, il me semble voir grandir une autre 
hypothèse pleine de ténèbres etd'éclairs, qui 
peut-être renferme en elle le secret de la science 
future. C'est un devoir de loyauté envers Dar- 
win, l'un des hommes les plusloyaux quiaient 
jamais existé de reconnaître qu'il a, sciem- 
ment et de son propre aveu, élevé sa théorie 
sur une inconnue, sur les différences que 
présentent entre eux les individus de la 
même espèce, de la même famille. Pourquoi 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 129 

ces différences ? La question se pose sur les 
confins du savoir humain et des silencieuses 
ténèbres. Personne ne connaît le nom ni 
Têtre du pouvoir occulte qui crée ces diffé- 
rences inexplicables. Pourtant, sans lui, le 
mécanisme merveilleux de la sélection natu- 
relle resterait immobile et vain comme une 
voile dans un air calme, comme les volants, 
les cordes, les roues, les engrenages d'une 
machine à moteur hydraulique quand les 
eaux disparaissent de leur propre lit. 

Partout où croît et décroît, partout où par- 
vient et passe le mouvement mystérieux 
de la vie, ce pouvoir occulte est présent. 
Nous ne savons pas, à vrai dire, pourquoi les 
fils sont semblables à leurs parents et sem- 
blables entre eux : nous ignorons comment 
agit la force qui conserve; mais nous savons 
encore moins pourquoi les fils diffèrent de 
leurs parents et diffèrent entre eux : nous 
ignorons encore plus comment agit la force 



130 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

qui transforme. La sélection est assurément 
un procédé delà nature, et il est glorieux pour 
Darwin de Tavoir découverte : sur ce champ 
de bataille où Ton combat pour l'unité généa- 
logique de la vie, il y a de la gloire pour tous ; 
mais c'est de Textérieur que la sélection agit 
sur les organismes, et comment admettre 
qu'une ou plusieurs causes externes aient eu 
plus de part dans la production de formes 
nouvelles que cette puissance secrète par 
l'œuvre de laquelle commencent toutes les 
variations? Il se trouve des esprits pour abais- 
ser Darwin au profit de Lamark. Certes il y a 
aussi de la gloire pour Lamark ; certes on 
reconnaît au milieu, à l'usage et à l'inaction 
des organes une puissance transformatrice; 
mais quand Nâgeli voit sortir d'une espèce 
des variétés inégales en des circonstances 
égaies et des variétés égales en des circons- 
tances inégales, comment nier que le principe 
de la transformation est dans l'organisme 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 131 

vivant lui-même et que les causes extérieures 
Texcitent seulement et le dirigent? 

Et par quelle cause extérieure expliquerez- 
vous les dispositions symétriques de la nature 
qui, même avant l'apparition de la vie, se 
manifestent dans les cristaux et accompagnent 
ensuite la matière dans la variété infinie du 
monde organique, dans la feuille comme chez 
la chenille, chez le papillon comme dans la 
fleur? Sans doute elle est externe, celte force 
qui contraint, si je puis dire, au ciel et sur 
la terre, les atomes d'un sel à s'agréger, par 
exemple, en octaèdres et les atomes d'un 
autre sel à s'agréger en dodécaèdres? Les 
premiers sont peut-être les parents des 
seconds? Sans doute c'est par voie de sélec- 
tion naturelle qu'ils auraient acquis d'abord 
neuf faces, puis dix, puis onze, puis douze? 
Et alors de quel droit pouvez-vous affirmer 
que, si une puissance inconnue a agi de 
l'intérieur pour donner la forme et la symétrie 



132 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

aux cristaux, il n'existe pas de puissance 
inconnue qui ait agi à Tintérieur pour 
donner ou au moins pour aider à donner ia 
forme et la symétrie aux organismes? La 
sélection naturelle, cette tempête de douleur, 
de terreur et de mort qui souffle, implacable, 
autour de notre planète dans sa course 
désespérée à travers les cieux, fut-elle donc 
seule pour donner l'élan à cette magnifique 
ascension des formes organiques depuis les 
plus humbles cellules jusqu'à l'homme, ou 
n'y avait-il pas plutôt à l'intérieur des orga- 
nismes mêmes une force qui les transformait 
d'une façon déterminée, comme dans le 
gland est une force qui en fait un chêne, la 
sélection naturelle ayant précisément pour 
rôle d'aider cette force? A côté de la sélection 
naturelle, Darwin a placé la sélection sexuelle. 
Non seulement la vigueur et le courage des 
mâles, mais les attraits de leur corps, et 
même, chez les oiseaux, la douceur de leur 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 133 

chant donnent lieu à des préférences, à des 
accouplements qui dirigent révolution des 
espèces. Dès lors si la vigueur plus grande, 
si le courage plus grand remportent par une 
évidente nécessité de nature, la plus grande 
vivacité des couleurs, la plus grande élégance 
des formes, la plus grande douceur de la voix 
ne Temporlent-elles pas au contraire par un 
spns intime qui s'éveille dans l'organisme, 
par une joie naissante et encore obscure de 
la beauté qui resplendira plus tard dans les 
chefs-d'œuvre de l'art humain? Et quand des 
êtres les plus humbles qui n'ont pas de sexe, 
qui se multiplient par division, pargemmina- 
ritéou sporulalion sortirent, après des siècles 
et des siècles, les êtres hermaphrodites et 
quand les hermaphrodites se divisèrent en 
mules et femelles, quelle put bien être la cause 
externe qui donna naissance aux sexes? Et 
puis, sans doute, quand les sexes eurent été 
distingués, c'est de l'extérieur aussi qu'est 



134 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

venu rinstinct souverain, origine deTamour, 
qui les fait se rechercher l'un Tautre ? Haeckel 
qui, niant et raillant la conception d'un ordre 
intelligent de l'univers, prétend expliquer 
toute l'échelle des organismes par la toute- 
puissance de la sélection naturelle, comment 
explique-t-il l'origine même de la vie? 
Méprisant la faiblesse de Darwin qui l'attribue 
au Créateur, Haeckel pense se tirer d'embarras 
en supposant que le principe vital a son 
origine dans les propriétés physiques et 
chimiques des corps albumineux. Mais ces 
corps albumineux, pourquoi se forment-ils? 
Par la tendance du carbone à des combi- 
naisons multiples avec d'autres éléments. Et 
quelle est la cause de cette tendance et quelle 
est celle de toutes les autres propriétés 
chimiques des corps? «Je ne sais pas», 
répond Haeckel. «Alors», peut-on lui 
répliquer, « si votre hypothèse est bonne, vous 
n'avez pas fait autre chose qu'éloigner le 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 135 

mystère d'un pas, et, si la cause du principe 
vital dérive à son tour d'une cause inconnue, 
votre explication se réduit encore à ceci : «La 
cause première de la vie est égale à x. » Mais, 
puisque vous avez parlé de propriétés des 
corps, puisque vous nous avez avoué qu'il y a 
dans les atomes dé carbone une passion 
innée pour les atomes d'oxygène, d'hydrogène 
et d'ammoniaque, et que des élans de cette 
passion naît la vie, vous devez admettre que 
Vœ est une cause interne à la matière, cons- 
tante en elle, capable, plus encore, que de 
transformer, de produire l'organisme. Et, 
puisque vous n'en connaissez pas la nature ni 
le mode d'action ni les limites, mais seule- 
ment l'immanence et la permanence, ainsi, 
dans votre étude des formes successives des 
organismes, ne pouvez- vous logiquement vous 
délivrer de l'inexorable inconnue et dès lors 
de chaque transformation deviez-vous logique- 
ment définir la cause : « la sélection naturelle 



136 POUR LA BEAUTÉ D UNE IDÉE 

plusx ». C'est pourquoi, lorque vous affirmez 
qu'une loi de progrès gouverne le monde, que 
la vie tend de l'imparfait vers le parfait et 
que cette tendance résulte nécessairement de 
la seule sélection naturelle, il nous semble à 
nous, profanes, que vous vous contredites, 
car vous vovez Tunivers évoluer selon un 
concept purement intellectuel comme ,est . 
celui de la perfection, et vous niez en même 
temps qu'à cet Univers préside une intel- 
ligence. Si vous disiez au contraire, comme la 
logique l'exige de vous, que «la vie progresse 
nécessairement et qu'elle se perfectionne sans 
cesse par Teffet de la sélection naturellep/w^ a;», 
il n'y aurait pas là de contradiction nécessaire : 
car, si celte intelligence directrice n'est pas, 
comme vous Taffirmez, dans la sélection natu- 
relle , qu'est-ce à dire, sinon qu'elle est dans l'a?? 
C'est en effet cet a?, cette puissance interne, 
vitale et transformatrice des choses, qui, toute 
cachée qu'elle soit, paraît devenir toujours 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 137 

plus lumineuse parce que les faits infinis 
derrière lesquels elle se cache répandent une 
ombre toujours plus visible et plus large. 
L'ombre révélatrice a pu entrer dans les 
dernières pensées de Charles Darwin, et cet 
homme avait Tâme trop haule pour ne pas 
avouer avec un visage serein qu'il avait placé 
son espérance suprême dans les lumières de 
la sélection, mais que trop de choses restaient 
dans l'obscurité, et que de tant de formes il 
fallait chercher le secret dans l'intérieur de 
l'organisme. « Refugium ignorantiœ^ ces 
causes internes », — s'écrie un heckelien, — 
sachant que la sélection naturelle peut être 
appelée, à la rigueur, une loi aveugle, mais 
que, si un poisson est intérieurement constitué 
de façon à produire un amphibie et l'amphibie 
un mammifère, il devient singulièrement plus 
difficile de soutenir qu'il n'y a pas là un plan 
de l'univers et que ne se manifeste pas le 
gouvernement d'une Intelligence suprême. 



V 



Mais non, ce n'est pas le honteux désir 
d'un refuge paisible, c'est la soif de la vérité 
qui a conduit des hommes éminents à démon- 
trer, selon une critique sévère et subtile, que 
les causes extérieures ne suffisent pas à pro- 
duire l'évolution. « En étudiant l'action de 
l'évolution par les seules causes externes, 
nous trouvons, ont-ils dit, telles et telles 
obscurités ; donc, c'est précisément là-dessous 
que doit se trouver la solution du problème : 
ainsi, lorsqu'au milieu du jour la terre est 
couverte d'ombre et que le ciel est serein sur 
toute son étendue, sauf en un point, ainsi 
ne nous échappe-t-il pas que le soleil est là, 
derrière ce nuage unique. » Sans espérer 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 139 

pénétrer l'essence même des mystérieuses 
forces internes, ils essaient du moins de 
deviner le lieu et le mode de leur action 
transformatrice, et celui-ci soutient une hypo- 
thèse, celui-là en aventure une autre. Tandis 
que de puissants naturalistes travaillent à 
ouvrir une voie en plein roc, de généreux 
penseurs les suivent avec des flambeaux. Ils 
proclament la fausseté des créations distinctes, 
ils proclament que tous les êtres sont natu- 
rellement issus d'une souche unique par 
l'effet d'un principe intérieur aux choses, 
excité, réglé par des agents externes ; ils pro- 
clament la loi du progrès reconnue par Haec- 
kel et enfin l'idée, logiquement impliquée 
en cette loi, d'un ordre et d'une fin dans 
l'activité de la nature, ce par quoi nous appa- 
raît nécessaire le gouvernement d'une Intel- 
ligence et d'une Volonté supérieures. Ce sys- 
tème de la finalité universelle, "que le langage 
abstrus des savants appelle téléologie, est com- 



140 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

battu avec acharnement et amèrement raillé : 
mais si ses adversaires pensent avoir rem- 
porté sur lui une facile et complète victoire, 
c'est peut-être qu'ils combattent et raillent des 
idées que personne ne défend plus. Il y a, 
touchant Tordre et la fin des choses, de 
vieilles idées qui subsistent encore dans les 
couches inférieures de la connaissance hu- 
maine, mais qui, pour nous, — si toutefois 
moi, le plus humble soldai d'une armée, je puis 
me servir de ce pronom ambitieux, — qui 
pour nous sont mortes et ensevelies. Darwin 
s'y perd précisément parce qu'il ne sait pas se 
dégager de cette idée que, selon les p&rtisans 
d'un plan divin de l'univers, chaque chose a 
sa fin unique et visible. Il ne peut admettre, 
par exemple, que, si les plumes du paon sont 
si richement ornées, c'est afin de réjouir l'œil 
de l'homme. En même temps, il ne peut 
admettre que l'humanité soit un produit 
du hasard. Il conclut que faire méditer 



POUR LA. BEAUTÉ d'UiNE IDÉE 141 

riiommc sur le plan de Tunivers, c'est comme 
faire méditer un chien sur Tesprit de Newton. 
Au contraire, son plus fidèle disciple, 
Huxley, a déclaré qu'à la place de la vieille 
léléologic condamnée il pourrait s'en élever 
une autre plus large et plus grandiose, ayant 
pour base cette même idée fondamentale de 
révolution. En effet, nous avons rejeté dédai- 
gneusement la léléologie de l'enfant convaincu 
que ses parents, ses maîtres, ses amis, ses ser- 
viteurs, sa maison existent pour lui seul ; nous 
professons la téléologie de l'homme qui se 
reconnaît un atome dans l'humanité, qui res- 
pecte le droit d'autrui, qui aime le bien 
d'autrui, qui place au-dessus d'un intérêt 
mesquin et individuel les intérêts de la 
Justice et de la Vérité. Nous ne pensons 
plus que l'univers ait été créé uniquement 
pour l'Humanité, que le soleil, la lune et 
les étoiles soient au ciel pour éclairer la 
terre, ni que les plantes et les animaux 



142 POUR LA BEAUTÉ d'unE IDÉE 

existent à Tunique fin d'être utiles aux 
hommes. Nous pensons au contraire que, 
dans l'esprit ordonnateur de l'univers, chaque 
chose créée par lui tend en elle-même et 
dans ses rapports avec les autres choses 
vers des fins diverses et infinies dont très 
peu isont visibles pour nous et très peu acces- 
sibles à notre intelligence ; nous pensons que 
toutes ces fins diverses et infinies sont dis- 
posées selon des desseins plus vastes, soumis 
eux-mêmes à d'autres plus vastes encore et 
que ceux-ci à leur tour dépendent d'un plan 
unique et immense, dont à peine la raison 
humaine peut-elle savoir qu'il monte en ses 
lignes générales de l'imparfait jusqu'au 
parfait. 

Par là nous entendons rehausser et non 
rabaisser la dignité humaine. De la statue 
d'argile nous reportons l'origine de l'homme 
jusqu'à la première nébuleuse; nous confions 
à des millions de siècles, à toutes les forces 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 143 

de la nature, à des myriades et des myriades 
d'êtres vivants le travail sublime de préparer 
Adam et la naissance de l'esprit personnel et 
immorlej. Nous promettons ensuite à notre 
espèce, au nom de la loi qui la lira de la 
matière première, une ascension sans fin 
vers l'infini! 

Nous rehaussons en môme temps la dignité 
de la nature inférieure, foulée aux pieds jus- 
qu'à hier avec un mépris orgueilleux, supers- 
titieux et injuste, par l'homme, fruit de ses 
œuvres; nous reconnaissons en elle l'action 
constantede la toute-puissante volonté divine 
pour des fins très élevées, parmi lesquelles 
nous voyons à peine et très incomplètement 
celles qui se rapportent à notre espèce : à 
elle aussi nous promettons dans l'avenir une 
ascension indéfinie qui lui sera propre. 

Enfin notre doctrine rehausse et grandit 
dans Tesprithumain l'idée de Dieu. De même 
que l'absence complète ou la matérialisation 



144 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

grossière de cette idée appartiennent aux 
états primitifs de Tesprit humain, dé môme, 
avec le développement de la culture, se 
développe chez les croyants plus cullivés 
ridée de la Divinité. 11 y a, à n'en pas douter, 
entre le progrès scientifique et l'idée de Dieu, 
une corrélation spirituelle qui est seiïihlable 
à ces mvstérieuses corrélations observées 
dans le monde organique, par lesquelles au 
développement d'un organe correspond le 
développement d'un autre organe, de telle 
sorte que, si le calice d'une fleur va en s'ap- 
profondissant, peu à peu s'allonge aussi la 
trompe de l'insecte qui doit trouver au fond 
de cette fleur des substances vitales;. ou bien 
si l'on me permet une image plus matérielle 
encore, mais plus précise, je dirai qu'il y a 
entre les racines du savoir humain et les 
racines de Tidée de Dieu un chemin naturel 
et caché, grâce auquel, lorsque l'esprithumain 
s'élève péniblement dans la science, il doit 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 115 

aussi s'élever, et il s'élève de lui-môme, 
comme par la loi physique des vases commu- 
nicants, dans ridée de Dieu. Après chaque 
progrès nouveau dans la science, notre intel- 
ligence conçoit Dieu plus grand et surtout 
plus différent de Thomme* dans son mode 
d'action. Les progrès de l'astronomie, en 
révélant la véritable ordonnance du système 
solaire et sa subordination possible à d'autres 
systèmes encore plus vastes, ont amplifié et 
magnifié notre idée du Créateur, ont multi- 
plié dans UQ espace plus lointain, plus caché 
à nos yeux, les desseins et les fins de son 
action divine. Autrefois, considérant les 
astres, les croyants s'imaginaient que Dieu 
conduisait ces globes dans le vide à la façon 
d'un magicien, ainsi qu'un homme doué de 
facultés surnaturelles qui, étant en dehors 
des choses, les contraint à lui obéir contre 
les lois naturelles. La découverte de Newtoa 
nous a démontré que Dieu gouverne tous 

10 



14G POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

les astres et tous les atomes du monde d'une 
façon radicalement différente et que cette 
façon d'agir est précisément ce que nous 
appelons loi de la nature. Pour si grand que 
nous imaginions un être humain, il nous est 
impossible même de concevoir qu'il puisse 
agir ainsi. Par ces lois de l'attraction uni- 
verselle, la créature, si extraordinairement 
amplifiée par les découvertes précédentes, 
était ramenée à une rigoureuse unité. Tout 
s'atlire, tout se fait équilibre suivant des 
poids, des nombres et des mesures, et les 
actions infinies, distinctes et simultanées 
d'une force unique rendent un accord har- 
monieux qui exprime l'ordre mécanique. de 
l'univers. Pour les esprits cultivés et croyants, 
cet accord harmonieux et idéal des mondes 
contribue infiniment plus à la grandeur de 
l'idée de Dieu que la vue d'un ciel constellé, 
fût-elle même portée par de puissants téles- 
copes jusqu'au-delà des plus lointaines voies 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 147 

lactées. Maintenant la théorie de l'évolution 
nous montre non plus un Dieu agissant par 
intervalles, créant le monde par pièces toutes 
faites, puis les mettant en place ainsi qu'un 
homme fabriquerait une machine, mais un 
Dieu agissant toujours, partout, au dedans etau 
deliors de chaque chose, tirant la variété pro- 
gressive des formes de Tunité du principe 
par une action si bien réglée et si constante 
qu'elle a mérité les noms de nature et de loi; 
et ce Dieu agit selon des desseins partiels et 
infinis qui se rattachent à un dessin infini et 
unique : ainsi Tordre de l'univers, qui, par 
la loi de Tatlraction éclate dans l'espace 
comme une merveilleuse harmonie, se dé- 
roule dans le temps par la loi d'évolution 
avec la continuité matérielle et logique d'une 
pensée qui s'exprime, d'une mélodie mer- 
veilleuse qui va des rythmes les plus larges 
aux plus passionnés, des splendeurs de la 
lumière aux splendeurs de l'intelligence et 



1 



148 POUR LA BEAUTÉ D*UNE IDÉE 

de Tamour ; mélodie divine, parce que 
jamais elle ne s'achève et jamais elle ne 
dévie, parce qu'elle exprime toujours plus 
magnifiquement une idée qui est, pour 
l'âme humaine, le plus grand idéal possible, 
c'est-à-dire non pas la perfection absolue 
que l'homme ne peut atteindre dans l'éter- 
nité, mais une ascension ininterrompue et 
indéfinie vers elle. Jamais comme en de 
telles visions l'esprit humain n'a pu se repré- 
senter par les choses sensibles la sublimité 
du Créateur. 

il est vrai qu'à toute phase du progrès scien- 
tifique s'est jointe aussi la négation de Dieu : 
mais cela prouve seulement qu'il est toujours 
possible à l'esprit humain, au plus ignorant 
comme au plus cultivé, de choisir entre l'affir- 
mation et la négation de Dieu. Ceux qui nient 
Dieu ne veulent pas en convenir : ils s'ef- 
forcent d'établir une contradiction logique 
entre les vérités de la science et l'idée de la 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 449 

divinité. Aidés par une plèbe religieuse qui 
craignait pour un humble et faible Dieu selon 
son esprit, ils pensèrent d'abord que, si la 
terre n'était pas le centre immobile du sys- 
tème solaire, le Dieu chrétien, lui aussi, 
devait être rangé parmi les dieux faux et 
menteurs; puis que, si les astres du système 
solaire étaient progressivement issus, par une 
action mécanique, de la matière en rotation, 
selon l'idée de Laplace, on pouvait enlever, 
au moins aux planètes et aux satellites, la 
vieille marque de fabrique surnaturelle. 

Par chacun de ces arguments ils réussirent 
seulement à prouver qu'il ne pouvait y avoir 
un Dieu tel que le vulgaire l'imaginait : ce à 
quoi on répondit chaque fois qu'en effet Dieu 
était beaucoup plus grand. Enfin, une fois 
jetée aux quatre vents la doctrine de l'évolu- 
tion, on proclama, au milieu des gémisse- 
ments, des lamentations et des anathèmes du 
peuple croyant, que les piaules, les animaux 



150 POUR LA BEAUTÉ d'cNE IDÉE 

et riiomme s'étaient conslilués spontanément 
par hasard, d'une substance unique, grâce à 
la sélection naturelle; que, si l'antique créa- 
teur avait pu résister à tant d'autres coups de 
la science, cette Ibis il élait perdu. 



Maintenant, parmi ceux qui, au milieu i 
ce vain tumulte, se lèvent, le front haut et 
sourire aux lèvres, pour la défense des vérit 
nouvelles et en même temps des antiqu 
croyances, le poète, lui aussi, est appelé à 
lever. Lorsque, poètes spiritualisles, noi 
écoutons la voix mystérieuse des choses 
que nous sentons une vie obscure, des germ 
et des vestiges de tristesses et de joies presqi 
humaines dans les vents, dans les flots, da 
les forêts, dans les eaux courantes, da 
les formes délicates des fleurs, dans 1 
lignes expressives des rochers, sur les crêt 



152 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

des pensives montagnes, vous nous dites par- 
fois que nous marchons à travers un rêve, 
et sans doute vous avez raison, mais notre 
rêve, comme tous les rêves, a son origine 
dans la réalité. Votre sympathie pour la 
nature, pourvu qu'elle ne soit pas une vaine 
rhétorique mal apprise, nous révèle entre 
rhomme et les choses des affinités véritables, 
une parenté étroite dont peu à peu la science 
retrouve à grand'peine les preuves authen- 
tiques, alors que depuis bien longtemps nous 
la sentions au fond de notre cœur. Et, alors 
même que nous ne connaîtrions pas les lois 
de révolution et les prophéties de saint 
Paul, notre inspiration intime et véridique 
nous assure qu'une si grande et si chère 
beauté des choses n'est pas destinée à dispa- 
raître pour toujours et à se perdre, que les 
voix mystérieuses, la mélancolie et la joie de 
la nature signifient le désir et l'attente d'un 
état meilleur. Quand nous avons recherché 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE io3 

les occasions de mettre en scène la douleur 
et que nous l'avons traitée avec respect, vous 
avez parfois accusé notre art d'être inhu- 
main. Et voici que la science vous répond 
pour nous : « La douleur est vraiment une 
chose auguste, car sans l'œuvre de la douleur 
l'homme n'aurait pu sortir de la poussière ni 
la civilisation de la barbarie. » 

Lorsque, décrivant l'amour, nous vous 
représentons, non pas ce fantôme d'amour 
trompeur et imaginaire qui n'aurait aucun 
pouvoir sur les sens, ni cette fièvre du seul 
instinct qui avilit l'esprit, mais cet amour 
qui aspire par sa nature même à unir deux 
êtres en un seul; lorsque cependant nous en 
taisons, je ne veux pas dire le côté matériel, 
ce qui est impossible, mais le côté purement 
animal et physiologique, pour en décrire au 
contraire ces sensations exquises et délicates, 
apanage exclusif de l'homme, et, pour exalter 
la passion des âmes, il s'en trouve alors pour 



loi POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

nous juger des consciences timides, des 
esprits incapables de comprendre la beauté 
et la gloire de la vie, de tout ce qui propage 
la vie. Maissiune loide progrès indéfini gou- 
verne véritablement Tunivers, de Tespèce 
humaine sortira encore, peu importe com- 
ment et peu importe quand, une espèce supé- 
rieure à elle; et, si rinslinct sexuel qui se 
développe toujours plus vivace sur l'échelle 
des organismes a préparé l'amour humain, 
cet amour humain prépare à son tour pour 
l'avenir une forme de sentiment inconnue, et 
son évolution continuera dans la vie aOn de 
conduire à un raffinement toujours plus 
grand de la matière et à une puissance tou- 
jours plus grande de l'esprit. 

Nous pouvons lire maintenant dans la 
nature cette haute doctrine qu'une espèce 
supérieure ne naît pas d'une espèce inférieure 
sans un effort vers une forme plus par- 
faite. Partout où manque cet effort il y a chute, 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 135 

il y a dégénérescence. Si, dans la représenta- 
lion de Tamour, d'autres artistes retournent 
en arrière, vers la brute, nous, nous mar- 
chons en avant vers la forme supérieure que 
rhomme porte en soi et qui doit se dévelop- 
per spontanément. Quand notre art qui ne 
peut rester étranger à aucune beauté s'inspire 
de la beauté morale, nous nous entendons 
parfois appeler froids et pédants; mais si, 
comme il est certain, une loi de nature 
entraîne le genre humain, malgré la corrup- 
tion et la dégénérescence individuelles, de 
notions confuses et contradictoires sur le bien 
et le mal à la possession éclairée d'un idéal 
moral unique, nous avons conscience de 
combattre un bon combat et un combat 
nécessaire. 

Lorsque, tout en sentant la poésie dupasse, 
des ruines, des antiquités, de tout sentiment 
conservateur des choses bonnes, nous nous 
levons palpitants à l'appel des misères et des 



156 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

injustices sociales pour dire les souffrances 
des affligés et en menacer les heureux de ce 
monde, pour convier la société humaine à un 
ordre plus juste, on peut nous appeler des uto- 
pistes et des arcadiens ; mais, si la loi de l'évo- 
lution est vraie, nous annonçons au contraire 
une justice qui ne peut manquer de régner 
un jour, par Tunion, dans le temps, des 
deux forces qui gouvernent le monde selon le 
plan divin, la force qui conserve et la force 
qui transforme. En somme, pour tout résu- 
mer, nous aspirons à l'honneur suprême 
d'avoir une place sur le front des colonnes 
humaines qui montent à l'assaut d'un radieux 
avenir, parmi ces mille cavaliers de l'Esprit- 
Saint qu'Henri Heine, vraiment plus un de 
nôtres qu'on ne le croit, chantait à sa blonde 
petite bûcheronne, tout étonnée : 

Ihre theuren Schwerter blilzen. 
Ihre çuten Bannerwehen, 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 157 

« Leurs chères épées lancent des éclairs, 
leurs bons étendards s'agitent au vent. » La 
grande idée que Darwin a rendue populaire 
dans le monde nous explique nos obscurs ins- 
tincts de poète, nous confirme dans nosamours 
etdansnosmépris,nousmontredeloinlaréali- 
salion de notre idéal ; elle nous réconforte en fin , 
nous donnantune mission dontlagloire est telle 
qu'aucun prince et qu'aucun peuple n'en a de 
semblable en son pouvoir et qu'il est par 
conséquent insensé de nous demander d'y 
rester indifférents. Tandis que d'autres tra- 
vaillent dans le champ de la science à en 
recueillir les preuves directes, c'est à nous 
qu'il échoit d'en montrer les preuves indi- 
rectes dans l'admirable beauté de son aspect, 
qu'on la considère comme la préparation de 
l'homme, dans le développement intellectuel 
et moral de l'humanité, ou comme l'annonce 
de ses destinées futures. 



VII 



On m'a trailé de mystique. Je ne sais 
ce que peut prouver cette appellation : je 
voudrais qu'une psychologie sereine obser- 
vât, mesurât et comparât les phénomènes 
obcurs de Tâme humaine, non seulement 
pour en déduire les lois de la sensation et de 
rintcUigencc, mais aussi pour établir la 
nature et l'origine de ces mouvements internes 
qui entraînent Tfime dans une direction don- 
née, sans qu'on en voit une raison suffisante, 
et qui produisent une inclination semblable 
à l'amour, pleine de douceur, d'amertume, 
de désirs infinis. Je demanderais à une telle 
psychologie de m'expliquer pourquoi l'hypo- 
thèse de révolution, non pas méditée dans 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 159 

les livres de ses défenseurs, mais entrevue h 
travers les diatribes de ses adversaires, mais 
présentée à moi comme Tarme empoisonnée 
d'un matérialisme que j'ai toujours haï, exer- 
çait sur moi une attraction puissante et 
enthousiasmait mon esprit : et cependant je 
n'étais pas capable d'en connaître les raisons 
scientifiques, ni le dessein grandiose, ni la 
beauté inlellectuelle et morale; cependant je 
l'entendais combattre non seulement au 
nom de mes propres croyances, mais même 
au nom du bon sens et de la dignité humaine. 
Jamais je ne pus me convaincre d'un anta- 
gonisme nécessaire entre l'idée transfor- 
miste et mon idéal le plus cher : mais il 
m'était amer de ne pas savoir justifier mon 
sentiment par de solides arguments. 

Les livres de Darwin m'aidèrent peu. 
Certes je n'y trouvai pas l'athéisme, mais 
dans ces ouvrages et plus encore dans ses 
lettres privées, l'auteur m'apparaissait comme 



160 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

trop incertain devant les conséquences reli- 
gieuses et philosophiques de sa théorie. J'eus 
entre les mains d'autres livres de Técole dar- 
winienne allemande qui étaient vraiment des 
évangiles du dogmatisme matérialiste. Cepen- 
dant ma foi instinctive croissait. Souvent il me 
semblait sentir au plus profond de mon être 
toute la fermentation des diverses vies anté- 
rieures d'où est peu à peu sortie l'humanité, 
fermentation qui a des bouillonnenienls impé- 
tueux et étranges, qui monte parfois jusqu'au 
cœur et v éclate au milieu de cris de désirs 
sinistres et bestiaux, et puis, domptée ou 
satisfaite, en redescend, y laissant un silence 
triste. Souvent, dans les passagères ardeurs 
de mon esprit, il me semblait sentir inquiet 
en moi le germe d'une forme future, plus 
conforme à ce désir vague et inassouvi de 
sensations et de sentiments supérieurs qui 
nous tourmente si souvent et qui trouve son 
exaltation dans la musique» Voici quelques 



r 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 161 

années, j'eus entre les mains et je lus avide- 
ment un livre du professeur américain Joseph 
Le Conte qui avait pour litre : VEvolution et 
ses rapports avec la pensée religieuse. Je me 
rappelle encore avec quelle émotion et quelle 
surprise, tout jeune encore, j'ai senti pour la 
première fois se révéler brusquement à ma 
pensée la beauté sensible du Bien supérieur 
aux sens, du Bien purement moral. Cette fois, 
tandis que je lisais dans l'ouvrage deLe Conte 
les chapitres où il aborde le problème reli- 
gieux et que j'y découvrais peu à peu, pro- 
gressivement, la trame et l'objet du raisonne- 
ment, une surprise semblable s'emparait de 
moi, mon cœur battait à coups précipités 
comme à l'approche d'une révélation nouvelle. 
Les idées suggérées par le livre se déroulaient, 
se réalisaient rapidement dans mon esprit, et 
voici que, sur le déclin de ma vie, une beauté 
sensible du Vrai supérieur aux sens, du Vrai 

purement intellectuel montait et se révolait 

11 



162 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

pour la première fois à mon àme. Elle n'avait 
pas menti, la voix fidèle et toujours entendue 
qui parlait en moi; non seulement il n'y 
avait pas antagonisme entre Évolution et 
Création, mais l'image du Créateur se rap- 
prochait de moi ; elle grandissait prodigieu- 
sement dans mon esprit ; j'en éprouvais pour 
Lui un respect nouveau, et, en même temps, 
un effroi semblable à celui qu'on éprouve en 
appliquant l'œil à l'oculaire d'un télescope et 
eh découvrant tout à coup dans le miroir, 
tout proche et énorme, l'astre que, peu de 
temps auparavant, on regardait à l'œil nu 
dans le ciel. 

Le crépuscule tomba et m'interrompit au 
milieu démon travail avant quej'eusse fini ma 
lecture. J'abandonnai mon livre, je me mis à 
une fenêtre qui dofnine les plaines étendues 
entre les Alpes et la mer. Dans l'émotion 
religieuse de cette heure, en contemplant le 
levant obscur et profond, en écoutant les 



POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 163 

murmures et les bruissements de U nuit qui 
paraissaient d'humbles paroles vivantes, 
toutes pleines du même sentiment religieux, 
j'ai éprouvé le plus grand encouragement de 
ma vie d'artiste et j'ai en même temps senti 
le besoin de rendre témoignage à la vérité 
infinie de sa divine lumière. Je lui ai rendu 
ce témoignage ; si mon esprit et si le temps 
me le permettent, je le lui rendrai encore. Je 
sais que je n'ai rien pu et que je n'aurais rien 
pu trouver par moi-même, que le premier 
secours m'est venu d'un livre, que beaucoup 
d'autres livres de profonds penseurs m'ont 
ensuite aidé, que mes convictions sont parta- 
gées par beaucoup d'autres personnes plus 
capables que moi de les défendre. Cependant 
aucun germe ne peut dire : je ne donnerai 
pas ma tige d'herbe, je ne donnerai pas mon 
témoignage de vie parce que je ne suis pas 
un palmier ni une rose, parce que je ne 
vivrai qu'une seule saison. Il y a une loi et 



L 



164 POUR LA BEAUTÉ d'uNE IDÉE 

un devoir pour Therbe comme pour les roses 
et les palmiers de donner son témoignage à 
la vie : il y a une loi et un devoir pour les 
esprits les plus faibles comme pour les 
plus puissants de donner leur témoignage au 
vrai : et tout ce qui obéit à une loi, tout ce 
qui accomplit un devoir a par là-même sa 
dignité. 



^ 



r 



L'ORIGINE DE L'HOMME 

ET 

LE SEiNTIMENT RELIGIEUX 



/ 



l 



J'ai déjà affronté, et, je l'espère, surmonté 
les premiers obstacles que Ton rencontre 
devant soi en combattant cette antique 
croyance, partagée par le plus grand nombre 
des théologiens et des fidèles, d'après laquelle 
Dieu aurait créé le monde par des actes de \ 
création distincts et immédiats, à des inter- 
valles de jours ou d'époques. J'ai cherché à 
démontrer que l'intelligence humaine se 
détournait depuis longtemps d'une telle idée 
de la création. Jusqu'à l'époque moderne, 
l'intelligence humaine a conçu l'action du 
créateur comme l'action d'un homme doué 
d'une puissance extraordinaire, qui fûtcapable 
d'imposer sa volonté à la nature ; qui pût 



168 L ORIGINE DE L HOMME 

commander aux astres, avec de mystérieuses 
formules, de rester suspendus dans les airs; 
qui pût, avec d'autres mots, commander à la 
terre nue de se couvrir înslantanément de 
plantes, à la mer sans vie de se peupler 
instantanément de poissons et de laisser 
s'échapper, comme un énorme vase à double 
fond, des bandes d'oiseaux de toute espèce; 
qui pût obtenir enfin, par de nouvelles for- 
mules, que la croûte de la terre se brisât avec 
fracas et que sur toute sa surface se répandît 
un effroyable et bruyant tourbillon d'animaux 
de toute espèce. 

Cependant, en fouillant dans les couches 
superposées de cet immense musée qu'est la 
croûte de la terre, on s'aperçoit bien facile- 
mentque, dans la première couche, au-dessous 
du sol où nous marchons, se conservent les 
traces et les empreintes d'animaux un peu 
différents de ceux qui se meuvent aujourd'hui 
à la lumière du soleil, que dans la seconde 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 169 

couche se trouvent les traces elles empreintes 
d'animaux déjà plus différents, et ainsi de 
suite. Par exemple, on rencontre dans la 
première couche un animal tout à fait 
semblable au cheval, tnais qui n'est pas plus 
grand qu'un âne et qui a les rudiments de 
deux doigts; dans la seconde on en trouve 
un autre qui a réellement trois doigts; dans 
la troisième, en voici un de la grandeur d'une 
brebis, qui aies trois doigts et les rudiments 
d'un quatrième. Enfin, dans la quatrième 
couche, on trouve un tout petit cheval à peine 
grand comme un renard, qui a les quatre 
doigts et les rudiments d'un cinquième. Si 
celui qui fait ces fouilles est un homme d'esprit 
logique, il devra donc admettre que les 
animaux terrestres n'ont pas tous été créés 
en une fois, mais qu'il y a eu un nombre 
indéfini de créations à de très longs inter- 
valles. Pour la seule dynastie du cheval, il 
faut en compter, probablement, au moins 



170 l'origine de l'homme 

six. Si on poursuit ses recherches dans ce 
musée, si on étudie les collections des 
animaux qui peuplent TeauetTair, les collec- 
tions des plantes, l'on doit nécessairement 
arriver pour ces créatures à la même con- 
clusion : l'on s'aperçoit qu'outre les créations 
successives des animaux il y a eu aussi des 
créations successives de plantes. Dès lors, je 
ne sais vraiment comment on peut continuer 
à croire que chaque grande catégorie dé 
vivants a été créée isolément, d'un seul acte, 
à des moments divers, par l'opération d'un 
Dieu qui aurait ainsi fait le monde de pièces 
comme nous ferions nos machines. Je mè suis 
efforcé démontrer que l'intelligence humaine, 
ainsi qu'un enfant auquel le lait ne suffit plus, 
se détourne de cette conception primitive de 
la création, qui lui a été précieuse et vivifiante 
en son temps, mais qui plus tard est devenue 
insuffisante. 

La découverte de l'attraction universelle 



ET LE SENTIMENT BEUGIEUX 171 

hii fit voir comment Dieu agissait en réalité 
pour diriger les astres dans le vide ; elle lui 
révéla les procédés de l'action divine, procé- 
dés extraordinaires et infiniment éloignés 
de toiis lés procédés humains, mathématiques 
dans leur expression, insaisissables et incon- 
naissables dans leur essence. La foi naïve^ la 
foi enfantine avait d'abord dit : commande-, 
ment; la science lui apprit à dire : ordre ^ loi. 
Ainsi était démontré que toutes choses dans 
l'Univers sont rattachées les unes aux autres 
par l'effet d'une loi unique et qu'il y a donc 
une correspondance entre un atome de pous- 
sière sur l'aile d'un papillon et l'astre le plus 
reculé dans l'abîme le plus profond du cieL 
A cette révélation l'image de Dieu grandit aux 
yeux des croyants les plus cultivés comme si 
elle leur était apparue tout à coup à travers 
une lentille puissante. Grâce à un vaste tra- 
vail scientifique qui n'est pas enèore parvenu 
à son terme, nous sommes, pour ainsi dire, 



172 l'origine de l'homme 



à l'aurore crunc vision de Dieu démesuré- 
ment plus grande. J'ai parlé de ce travail 
scientifique qui, commencé en France par 
Lamarck, dès 1809, tend à prouver que 
toutes les classes, familles et espèces des 
êtres vivants, sont issues, par voie de généra- 
tion, d'un petit nombre de cellules originelles, 

peut-être même d'une seule, ainsi que les 
rameaux d'un arbre immense, issu d'une 

semence unique. J'ai parlé de Charles Dar- 
win, qui, cinquante ans après Lamarck, ayant 
observé que les individus de la même espèce 
n'étaient jamais rigoureusement identiques et 
qu'une grande quantité périssait avant d'avoir 
atteint son complet développement, en dédui- 
sait que, dans chaque espèce, ceux-là devaient 
plus facilement se conserver et se reproduire 
qui étaient mieux conformés pour résister 
aux causes de destruction, que ces différences 
devaient se transmettre à leurs rejetons et 
qu'à ce second degré de nouvelles différences 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 173 

venant s'ajouter aux premières, et ainsi de 
suite à chaque génération, il devait sortir peu 
à peu de Tespèce primitive une espèce nou- 
velle. 

Aussitôt s'éleva autour de Darwin une cla- 
meur immense d'admiration et de scandale. 
Des chevaliers et des hérauts de son idée 
coururent la jeter aux qiiatre vents et se bat- 
tirent pour elle partout où des ennemis ten- 
taient de leur résister : les uns brandissaient 
des hallebardes et des poignards du moyen 
âge, des cimeterres rouilles dérobés à la pous- 
sière des musées; d'autres se servaient au 
contraire de bonnes armes modernes qu'ils 
maniaient avec un sang-froid courageux. Le 
nom de Darwin s'est envolé jusqu'aux étoiles, 
mais la poussière soulevée par les combat- 
tants obscurcit l'air, et les spectateurs ne se 
rendent pas bien compte de ce qui se passe 
sur les champs de bataille. Beaucoup d'esprits 
honnêtes s'imaginent que la grande idée d'un 



1 



174 l'origine de l'homme 



progrès continu réalisé par tout l'univers, 
depuis les nébuleuses vides et informes jus- 
qu'aux magnificences régulièrement ordon- 
nées des systèmes slellaires, jusqu'à la vie, 
jusqu'à la conscience, est une conception qui 
a pris naissance dans le cerveau de Darwin, 
alors que Darwin a simplement conçu un 
moyen d'expliquer les transformations suppo- 
sées de certains organismes sur un humble 
globe de matière obscure, perdu dans son 
mouvement de rotation à travers l'infini. On 
confond la théorie de l'évolution avec le dar- 
winisme ; mieux encore : on écrit et on pro- 
clame, ici avec joie, là avec horreur, qu'une 
troupe formidable de géants se lève contre 
Dieu et que, sur ses étendards, est écrit le 
nom de Darwin. 

En réalité ces insurgés ne sont pas des 
géants, et le nom de Darwin, qui fut d'ailleurs 
plein de respect à Tégard de Dieu, ne peut 
pas leur être d'un grand secours. L'hypo- 



ET LE SENTIMENT BELIGIEUX 175 

Ihèse de Darwin, qui apparut tout d'abord 
comme un grand phare au milieu des ténèbres 
est allée perdant peu à peu de son éclat et a 
fini par devenir une petite lueur, utile assuré- 
ment, mais dans un faible rayon. Les hommes 
de science avouent qu'avec cette unique lueur 
de la théorie darwinienne, on ne voit pas 
clairement, par exemple, comment une 
espèce de crocodile a pu se transformer en 
une espèce volatile. Pour ne pas rester 
dans l'obscurité, on a allumé d'autres flam- 
beaux, on a aventuré d'autres hypothèses; 
inais de même que dans la nuit, autour de la 
lumière d'un incendie qui grandit sans cesse, 
le cercle des ténèbres s'étend toujours plus 
démesuré, ainsi la grande lumière jetée par 
tant d'observations, d'analyses et d'hypo- 
thèses n'a-t-elle fait qu'épaissir dans l'âme 
des chercheurs les ombres du mystère où 
s'élaborent les transformations des orga- 
nismes. Cependant un progrès a élé obtenu; 



176 L ORIGINE DE L HOMME 

d'après le consentement presque unanime des 
savants, toutes les espèces vivantes descendent 
naturellement d*un seul type ou de quelques 
types primitifs; et voici qu'apparaît, derrière 
ces phénomènes, Tombre d'une cause agissant 
dans les choses, inaccessible aux sens humains, 
supérieure à l'intelligence ; c'est celte cause 
qui, avant l'apparition de la vie, détermine 
dans la matière inorganique les mouvements 
mystérieusement ordonnés de la cristallisa- 
tion; c'est elle qui donne naissance aux pre- 
miers organismes insexués : qui ensuite sépare 
et dislingue de plus en plus les sexes, qui 
crée ces différences inexplicables entre les 
individus de la même espèce sur lesquelles 
repose la théorie de Darwin ; c'est elle qui 
reproduit vaguement dans les organes des 
plantes, dans le corps des animaux, la symé- 
trie des cristaux ; c'est cette cause enfin qui 
agit non seulement par la lutte et la guerre, 
comme l'a vu Darwin, mais aussi au moyen 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 177 

de grei^ides alliances entre les diverses formes 
de la vie et de grandes associations entre des 
êtres semblables, dirigées comme par une 
sainte aspiration vers la fraternité. 

La méditation de cette cause, puissante et 
inaccessible, conduit l'esprit au sentiment 
religieux d'un Être qui lui est infiniment 
supérieur. C'est ce que n'ont pas encore com- 
pris, particulièrement en Italie, beaucoup 
d'hommes religieux, riches de science théolo- 
gique et philosophique, mais qui s'obstinent 
à ne voir dans le camp évolutionniste que des 
ennemis de Dieu et de l'esprit. 11 est naturel, 
et même il est bon que se produisent ces 
oppositions obstinées contre un changement 
radical de vieilles idées très importantes ; il 
est bon que, dans le développement des idées, 
une force conservatrice intervienne pour lutter 
contre la force transformatrice, ainsi qu'il 
arrive dans le développement des organismes 
où la première de ces forces tend à conserver 

12 



178 L ORIGINE DE L HOMME 

chez les enfants la conformation des parents, 
tandis que la seconde tend h produire des 
formes nouvelles. Toutefois ces opposants 
religieux commettent une erreur et une injus- 
tice. 

Plusieurs partisans de la doctrine nouvelle 
ont jugé qu'elle laissait entières toutes les 
questions religieuses. Qualrefages lui-même, 
qui est peut-être le plus grand adversaire 
scientifique de la théorie évolutionniste, a 
tenu à faire loyalement la même déclaration. 
D'autres penseurs sont allés plus loin encore. 
Embrassant en esprit tout le passé de l'uni- 
vers, reconnaissant avec le défenseur le 
plus ardent et le plus redoutable du maté- 
rialisme scientifique, Haeckel, qu'une loi de 
progrès gouverne le monde et que la vie 
s'élève de l'imparfait vers le parfait, ces pen- 
seursont vu dansl'hypothèse del'évolution une 
preuve nouvelle et splendide des croyances 
religieuses fondamentales ; ils ont glorifié 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 179 

l'acUon continue, immanente aux choses, 

d'une Intelligence toule-puissante qui les 

transforme et les ordonne sans trêve selon 

le plan merveilleux d'un accord harmonique 

dans l'espace et d'un progrès successif et 

comme mélodique dans le temps. Pour 
moi, je trouve une beauté sublime à cette 

ascension continuelle de la créature vers une 
perfection idéale et suprême, dont elle ira 
toujours s'approchant davantage, pour ne 
l'atteindre jamais. J'ai affirmé, en tant 
qu'artiste, mon droit de combattre pour cette 
beauté, et j'ai dit quelle me paraissait être la 
place des poètes spiritualistes dans cette 
mêlée entre les vieilles et les nouvelles opi- 
nions. Gaudry, membre de l'Institut de 
France et professeur de paléontologie, a écrit 
que, dans un musée de paléontologie où les 
fossiles seraient disposés pour l'illustration 
des doctrines transformistes, il y aurait des 
joies sublimes non seulement pour les savants. 



180 l'origine de l^homme 



mais aussi pour les artistes et pour les philo- 
sophes. Il voudrait que pût surgir au milieu 
d'un tel musée une statue de poète anonyme, 
une figure idéale, méditant sur les magnifi- 
cences de la création et sur ses progrès dans 
l'avenir. Ce sera en effet l'attitude du poète, 
demain, au jour de la victoire : mais il y a 
une place d'honneur pour lui aujourd'hui, au 
jour de la lutte. Avant de me rendre à mon 
poste, en ma qualité de chrétien catholique, 
j'ai voulu mettre en pleine lumière, avec des 
documents probants, contre mille préjugés 
de croyants et d'incrédules, la liberté abso- 
lue qui m'est laissée par ma foi de considérer 
l'idée d'évolution comme n'étant nullement 
contradictoire à l'idée de création et comme 
représentant un modus operandi de l'Intelli- 
gence créatrice. Un grand nombre de chré- 
tiens très croyants, dans toutes les Églises, 
partagent cette opinion et sont de fervents 
évolutionnistes* En septembre 1892, un 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 181 

illustre savant anglais, le professeur Saint- 
George Mivart, écrivait à une revue de New- 
York : « Comment peut-il y avoir des jeunes, 
gens qui abandonnent la foi pour la théorie 
de l'évolution, comment peut-il y avoir des 
hommes faits qui prétendent ruiner, grâce à, 
elle, la doctrine de la création , alors que, moi 
qui suis chrétien catholique et évolutionniste, 
i'ai obtenu du Souverain Pontife Pie IX des 
signes publics de faveur, et alors que le cardinal 
Newmann, àquij'ai dédié un de mes ouvrages, 
a été le premier Anglais qui ait étendu Tappli- 
cation de la théorie évolutionniste jusqu'au 
dogme chrétien?» 

Le P. Le Roy, dominicain français, dans 
un ouvrage sur révolution des espèces orga- 
niques, a prédit à l'idée transformiste le sort 
de l'idée de Galilée, qui, avant de triompher, a 
d'abord fait horreur aux croyants. Une revue 
religieuse allemande : Die Katolische Bewe- 
gung, non moins orthodoxe, non moins 



iSi l'origine de l'homme 

zélée qu'aucun journal religieux d'Italie, se 
plaisait, voici peu de temps, à rapporter 
ces mots de Lubbock : « Une doctrine qui 
enseigne l'humilité envers le passé, la foi dans 
le présent, l'espérance dans l'avenir, ne peut 
être inconciliable avec la vérité religieuse. » 
J'ai tiré d'écrivains ecclésiastiques modernes 
de semblables témoignages. Ils pouvaient suf- 
fire. J'ai considéré cependant comme intéres- 
sant de descendre, aidé par les lumières 
d'autres chercheurs, de la théologie moderne 
dans la théologie ancienne, et jusque dans 
les profondeurs obscures des philosophes 
chrétiens les plus illustres pour y découvrir 
des analogies cachées avec l'hypothèse de 
l'évolution. J'y ai admiré par-dessus tout 
la liberté, la puissance, la hardiesse de ces 
grands hommes dans Tinterprétation du 
récit mosaïque où ils vont chercher des sens 
conformes à leur idée de Dieu, rompant les 
entraves d'un sens littéral qui pouvait suffire 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 183 

aux foules d'esprit simple, mais qui ne satis- 
fait pas leur pénétrante intelligence. C'est 
ainsi que saint Augustin a imaginé une 
matière première capable, par la vertu qu'avait 
mise en elle le Créateur, de produire peu à 
peu, et chacun en son temps, tous les orga- 
nismes, de sorte que tout le monde actuel 
existait en elle en puissance. 

11 est ridicule de supposer que saint Au- 
gustin ait conçu la théorie de l'évolution : mais 
si on interprèle de cette façon le récit 
mosaïque, il est bien facile d'admettre que 
notre système planétaire a été produit par la 
rotation d'une nébuleuse semblable à celle que 
prépare peut-être la gigantesque nébuleuse 
d'Orion ; il est bien facile d'admettre que les 
espèces vivantes se sont produites naturelle- 
ment, par générations successives : chacun de 
nous est ainsi venu au monde, et nous ne 
croyons cependant pas mentir en nous décla- 
rant créés et mis au monde par Dieu. 



184 l'origine de l'homme 

L'interprétation de saint Augustin peut 
être combattue par les théologiens, et elle Ta 
été en effet : peu importe, si je Tinvoque non 
pour établir un dogme, mais pour défendre 
une liberté. Allant encore plus loin, j'ai osé 
soutenir que le système de l'évolution répon- 
dait à la nature même et à la direction du 
christianisme. Si l'auteur de la Genèse a vu, 
dans une vision confuse, la créature à son 
origine s'élever d'une ascension progressive 
de l'imparfait vers le parfait, saint Paul, qui 
a eu la vision de ses ascensions futures, saint 
Paul qui a vu dans l'avenir une transformation 
deTêtrehumain et qui a comparé notre corps 
animal d'aujourd'hui à la semence dont doit 
sortir un corps immatériel. Saint Paul a vu 
aussi se transformer, dans l'avenir, toutes les 
créatures inférieures à l'homme; il les a vues 
s'élever derrière leur chef, sortir du servage 
de la corruption et parvenir àla liberté et àla 
gloire. Il^ut une vision plus sublime encore : 



ET LE SENtlMENT RELIGIEUX 185 

il nous vit nous élever éternellement c?^ clari- 
tatein claritatem, de clarté en clarté, selon la 
loi de progrès continuel de Fimparfait vers le 
parfait, déjà écrite dans les siècles qui nous 
ont précédés. De nombreux comnientateurs, 
je le sais, ontinterprété d'une façon différente 
ce merveilleux passage de la seconde épître 
aux Corinthiens : pour moi, il me plaît de le 
comprendre conime l'a compris le mystique 
auteur de Y Imitation quand, parlant des âmes 
justes élevées à une vie supérieure, il dit 
qu'elles sont : de claritate in claritatem abyssi 
Deitatis transformait: « transportées de clarté 
en clarté, dans l'abîme de la divinité. » 

Tandis que je m'avançais sur ce chemin qui 
m'a conduit à mettre en lumière les analo- 
gies profondes de l'hypothèse évôlulioniiiste 
et des croyances chrétiennes, j'ai aperçu plu- 
sieurs fois devant moi, de loin, et j'ai montré 
à ceux qui me suivaient, pour leur apprendre 
à le traverser, un passage difficile, dange- 



180 l'origiiNE de l'homme 

reux, auquel j'arrive aujourd'hui résolu- 
ment. Ce passage est défendu avec toutes 
sortes d'armes, même parfois avec Toutrage 
et la raillerie, par une foule d'ennemis de 
révolution. Une autre foule aussi le défend, 
composée de gens respectables et sensibles, 
qui frémil rien qu'a le voir traverser. Ce pas- 
sage suffit ti en faire reculer beaucoup qui 
me suivraient volontiers jusque-là, mais 
pas au delà. Tous ceux, je crois, qui ne sont 
pas aveuglés par des passions théologiques 
ou anlithéologiques se feraient volontiers 
évolutionnistes avec moi, s'il ne fallait passer 
par là. On a compris que je voulais parler de 
l'hypothèse transformiste appliquée à l'ori- 
gine de l'espèce humaine, et que ce passage 
difficile était d'étendre la valeur de la loi uni- 
verselle jusqu'à l'homme même, c'est-à-dire 
d'admettre que Tespèce humaine tirât son 
origine d'une espèce inférieure. L'homme est 
maintenant le point central de l'évolution. Si 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 187 

nous admettons que toutes les espèces infé- 
rieures apparaissent grâce à un processus 
d'évolution, mais que Dieu a créé Thomme 
en façonnant une statue d'argile et en rani- 
mant d'un souffle, ce n'est pas la peine de 
combattre pour un système frappé au cœur. 
Pourquoi rendre un jugement favorable à 
une seule partie de ce système? Autant vau- 
drait dire à un accusé : je veux vous témoi- 
gner de l'indulgence, je vous absous de mille 
chefs d'accusation, je ne vous condamne à 
mort que pour un seul. Et, si Ton croit que 
Dieu a voulu créer Adam par ce moyen en se 
sarvant de boue, il n'y a aucune raison au 
monde pour croire que messieurs les animaux 
aient eu le privilège d'être faits d'une matière 
élaborée et merveilleusement raffinée au feu 
de la vie, ainsi que le veulent les évolution- 
nistes; il n'y a aucune raison de croire que 
Dieu ait employé tant de milliers de siècles, 
un si sage ensemble d'actions et de réactions 



iS8 l'origine de l'homme 



vitales et physiques, une si grande coopéra- 
tion du ciel et de la terre pour tirer de la 
matière un cheval ou un animal quelconque, 
par des procédés si éloignés des nôtres, si 
supérieurs à notre intelligence et même à 
notre imagination, si Ton doit croire ensuite 
que ses procédés pour créer Thomme ont été 
semblables au travail hâtif du sculptçur, qui, 
de ses propres mains, réalise dans Targile une 
conception de son cerveau. De même q^u il 
est relativement facile d'obtenir qu'on accepte 
le principe d'évolution en ce qui concerne 
l'origine des systèmes stellaires et plané- 
taires, ainsi que les formes organiques infé- 
rieures à rhojnme, il est facile aussi d'obte- 
nir qu'on accepte le principe d'évolution 
après l'apparition de l'homme, lorsqu'on 
passe de l'ordre physique à l'ordre moral, 
lorsqu'on explique la naissance des orga- 
nismes sociaux, leur développement, leur 
décadence, leurs transformations, la prépon- 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 189 

dérance progressive de Tintelligence dans la 
vie humaine, l'accord progressif des cons- 
ciences humaines sur un idéal moral unique.' 

Mais si à celte loi supposée d'évolution on 

» 

accorde le gouvernement de l'univers dans 
un passé dont on ne voit pas le commence- 
ment et dans un avenir dont on ne voit pas 
le terme en niant justement sa valeur au 
point central,, c'est folie de faire reposer siir 
elle un si grand poids : elle s'écroulera tout 
entière. Pour moi donc qui ai parlé jusqu'ici 
de cette grande hypothèse avec une idée si 
haute de sa valeur, de sa beauté intellectuelle 
et morale, de la lumière qu'elle peut jeter 
sur la foi religieuse, il y a maintenant une 
nécessité inéluctable à en éprouver la résis- 
tance au point le plus important et le plus 
redoutable, à rechercher quels soutiens elle a 
dans la science, et si l'on peut tenter ce pas- 
sage en portant avec soi sa foi chrétienne ou 
bien SI la charge est trop lourde et qu'il 



190 l'origine de l'homme 



faille auparavant l'abandonner. Ce sera aussi 
un devoir pour moi d'en parler ensuite comme 
artiste, de considérer si l'hypothèse de l'ori- 
gine animale de l'homme fait dans le plan de 
l'univers une tache répugnante, ou si cette 
tache est seulement dans les yeux de ceux à 
qui elle fait horreur. Je sais que beaucoup 
trouveront ma hardiesse excessive. Bien des 
personnes religieuses, tout en éprouvant peut- 
être une secrète inclination pour la cause que 
je défends, me blâmeront, dans leur piété pru- 
dente, d'avoir touché aces questions qui, par 
leur nature, peuvent, ainsi que des matières 
dangereuses, vous éclater entre les mains et 
blesser celui qui parle et ceux qui écoutent. 
A ces personnes je demanderai respectueu- 
sement si elles ont bien songé de quelle façon 
et en quel temps elles vivaient, si les adver- 
saires des doctrines spiritualistes ont les 
mêmes scrupules, s'il n'y a pas en Italie des 
chaires où on enseigne que la théorie de 



r 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 191 

révolution a ruiné Tidée de Dieu, si elles 
sont assurées que, jamais à Tavenir, de sem- 
blables paroles ne partiront de cette môme 
tribune, si on ne trouve pas un pareil langage 
dans beaucoup de livres non seulement de 
science élevée, mais même de science popu- 
laire; je leur demanderai enfin s'il n'est pas 
vrai que lant de petits philosophes bourgeois, 
comme je le sais par expérience personnelle, 
s'en vont prêchant dans le peuple que 
l'homme descend du singe et que, par consé- 
quent, la religion chrétienne est fausse. 

Je leur demanderai, en face de ces adver- 
saires, les uns redoutables, les autres seule- 
ments irritants, de ne pas m'amener à 
craindre jusqu'à mon parti, jusqu'à ceux qui 
partagent ma foi. 



II 



Reconnaissons avant tout que la science 
ne possède pas encore un seul document 
prouvant d'une manière certaine et directe 
que l'homme descend d'une espèce inférieure. 
Un savant illustre, Virchow, partisan a priori 
de ce qu'on a appelé la Pythècoidenikéorie^ 
c'est-à-dire de la théorie qui fait descendre 
l'espèce humaine d'une espèce simiesque, a 
dit, voici peu de mois, à Mosca, dans un 
Congrès scientifique : « En ce qui concerne 
l'homme^ nous sommes battus sur toute la 
ligne. » 

Dans les tombeaux des âges qui ont pré- 
cédé l'apparition de l'espèce humaine, on a 
trouvé les très proches ancêtres de certaines 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 193 

espèces encore vivantes : des ancêtres très 
proches de lïotre espèce, on n'en a trouve 
aucun. Du fond des cavernes on a amené à 
la lumière des débris humains d'une grande 
antiquité : on a mesuré la capacité des crânes et 
la longueur des tibias : il sembla tout d'abord 
à certains que ces habitants des cavernes, 
premiers parents de l'espèce humaine, res- 
semblaient plus aux singes qu'à nous-mêmes, 
mais actuellement même les savants natura- 
listes qui fondent leur matérialisme scienti- 
fique sur la parenté de l'homme et de l'ani- 
mal, même ceux qui s'efforcent le plus d'en 
recueillir et d'en accumuler les preuves ont 
loyalement avoué qu'on ne pouvait trouver 
aucun témoignage en faveur de cette parenté 
dans ces squelettes auxquels ils attribuent 
cependant jusqu'à des centaines de siècles. 
Ils ont même abandonné l'hypothèse que le 
gorille ou l'orang-outang, ou quelque autre 
quadrumane des espèces actuelles, fût notre 

13 



194 l'origine de l'homme 



parent en ligne directe ; ils en ont fait nos 
collatéraux, ils ont fait remonter leur origine 
et la nôtre jusqu'à une souche unique très 
éloignée, jusqu'à une espèce disparue dont 
on n'a conservé aucune trace et aucun souve- 
nir. Certains croient que de ces ancêtres 
communs les singes sont issus par un proces- 
sus de décadence et nous par un processus 
ascensionnel, ainsi que de certains antiques 
sauriens les serpents sont issus par une déca- 
dence constante et les oiseaux par un cons- 
tant progrès. Les couches de la terre où on 
pourrait retrouver les traces et les souvenirs 
d'une semblable espèce ou de tout autre ani- 
mal intermédiaire entre les quadrumanes et 
l'homme ont été explorées jusqu'à présent sur 
des étendues si restreintes qu'on peut les 
dire intactes. On ne peut donc affirmer qu'il 
ne s'y trouve point de fossiles d'une certaine 
espèce animale, car autant vaudrait affirmer 
qu'un certain mot ne se trouve pas dans un 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 195 

livre énorme dont on n'a lu qu'une seule 
page. Je pense d'ailleurs qu'on exagère l'im- 
portance d'une telle lacune. Tant d'autres* 
anneaux qui manquent dans la chaîne des 
espèces animales et parmi les quadrumanes 
eux-mêmes, comme entre le gorille et l'orang- 
outang, n'ont pas empêché l'immense majo- 
rité des naturalistes d'accepter la théorie de 
l'évolution, d'autant plus qu'il n'est nulle- 
ment prouvé que la suite des transformations 
soit toujours également lente et graduelle. 
D'aucuns pensent que, quand la force conser- 
vatrice des formes anciennes est supérieure 
à la force progressive, celle-ci s'accumule peu 
à peu jusqu'à ce qu'elle l'emporte et qu'il se 
produit alors un saut, une transformation 
notable et brusque. D'ailleurs ceux qui crient 
aujourd'hui avec un accent de défi : « Allons ! 
Trouvez-nous donc cet anneau entre l'animal 
et l'homme », diront demain, si l'on retrouve 
cet anneau : « Et que prouve cette décou-^ 






196 l'origine de l'homme 

verte ? Vous avez simplement révélé qu'au 
lieu d'un million, par exemple, d'espèces ani- 
males inférieures à Thomme il y en a un 
million et une. Si cette nouvelle espèce res- 
semble plus que les autres à l'espèce humaine, 
il en résulte que le Créateur, comme nous le 
savions déjà, a conçu toute une échelle d'or- 
ganismes animaux, s'élevant sur une base 
unique d'après une idée de proportion et 
d'harmonie, mais il n'est pas du tout prouvé 
qu'il n'en ait pas construit séparément tous 
les échelons et qu'il ne les ait pas mis en 
place, tout prêts d'avance, morceau par 
morceau. Vous ne pouvez démontrer que le 
' cheval est fils de Vhipparion ni que votre 
pithécanthrope est père de l'homme. Agassiz, 
qui n'a jamais voulu entendre parler d'évo- 
lution, l'aurait appelé un type prophétique, et 
voilà tout. » Ainsi parleraient les adversaires 
de l'évolution. D'un autre côté, je voudrais 
tenirle discours suivante ceux qui consacrent 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 197 

tant d'efforts à la recherche de ce précieux 
anneau. Supposons que personne n'ait jamais 
parlé d'évolution, que Lamarck et Darwin 
soient encore in mente Dei pour un siècle d'un 
lointain avenir, pour un âge où depuis long- 
temps toutes les races auront atteint un haut 
degré de civilisation et où depuis longtemps 
on ne trouvera plus un coin de terre qui ait 
échappé au travail de l'homme. Il est évident 
qu'à cette époque les mammifères dangereux 
ou inutiles à l'homme auront disparu par 
l'effet d'une loi naturelle qui agit aujourd'hui 
même. Je peux imaginer que ces grands 
hommes apparaissent alors et que leur génie 
audacieux invente la théorie de la descen- 
dance animale ; je peux imaginer qu'ils en 
étendent l'application jusqu'à l'homme, bien 
que la terre ne renferme plus aucun animal 
plus semblable à nous que nos animaux 
domestiques. Permettez-moi de supposer 
enfin que ni descriptions, ni dessins n'aient 



198 l'origine de l'homme 

transmis à ce temps le souvenir des espèces 
disparues. Je vois une farouche opposition se 
dresser contre ces hommes au nom de la théo- 
logie et de la science; j'entends railler leur 
étrange conception et j'entends mille voix 
demander où sont ces espèces intermédiaires, 
ces anneaux entre le chien, le bœuf ou le 
cheval et l'homme. Je peux alors me figurer 
qu'un africain de ces temps civilisés retrouve 
dans les traditions les plus anciennes de son 
continent que dans ses forêts vivaient autre- 
fois des animaux étranges, en tout semblables 
à l'homme, dont les tribus sauvages disaient 
qu'ils étaient vraiment hommes et qu'ils ne 
parlaient pas par crainte d'être soumis au 
travail; même, ajouteraient ces traditions, 
les indigènes du pays de Capo-Palmas auraient 
pensé que les hommes des bois avaient 
appartenu un jour à leur propre tribu, mais 
qu'ils en avaient été chassés pour leurs vices 
et que leurs habitudes de perversité obstinée 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 199 

les avaient amenés jusqu'à prendre l'aspect 
extérieur des bêtes. Je vois alors fouiller 
dans le sol et j'en vois retirer plusieurs sque- 
lettes que Ton juge bientôt n'avoir pas appar- 
tenu à l'homme parce qu'ils ont la boîte 
crânienne trop petite, les bras trop longs, les \ 
jambes trop courtes, et qu'ils présentent 
d'autres différences particulières; mais il 
apparaît en même temps qu'ils sont extraôrdi- 
nairement semblables aux squelettes humains 
par la structure générale, en ce qu'ils n'ont 
pas de queue, en ce que certains ont le même 
nombre de vertèbres et le même nombre de 
dents, des mains qui sont de vraies mains, 
des pieds qui sont de vrais pieds et où les 
os du tarse ressemblent par le nombre, par 
la forme, par la disposition, à ceux de 
l'homme. On déclare avoir trouvé l'anneau 
qui relie les quadrupèdes et les bipèdes; 
on devine que certains de ces êtres ont pu 
marcher, courbés assurément, mais en se 






200 l'origine de l'homme 

dressant sur les seuls membres de derrière. 
Je demande si le triomphe remporte alors 
par les apôtres de révolution ne serait pas 
un peu semblable à celui de l'astronome qui 
a indiqué où se trouverait une planète que ni 
lui ni personne d'autre n'avaient encore vue ; je 
demande si on accorderait alors une bien 
grande importance à l'intervalle qui res- 
terait ouvert entre ces animaux inconnus et 
l'homme. Nous, contemporains des grands 
singes anthropomorphes, nous qui leur faisons 
lâchasse et qui les étudions dans les jardins 
zoologiques et dans les musées, nous avons pu 
observer^ outre les ressemblances des sque- 
lettes, bien d'autres ressemblances anato- 
miques de leur corps avec le nôtre; nous 
avons reconnu qu'ils partagent avec nous bien 
des maladies, ainsi que le goût des liqueurs 
et du tabac. Nous savons enfin que leurs 
petits, h la différence de ceux des espèces infé- 
rieures, naissent tout à fait incapables, ainsi 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 201 

que nos enfants, de se suffire à eux-mêmes. 
On a affirmé qu'il y à dans. la vie cachée 
de l'organisme humain un moment où la 
colonne vertébrale se prolonge en un appen- 
dice semblable à celui des animaux, mais qui 
disparaîtrait ensuite. A un autre moment, le 
corps se couvrirait de poils, pour les dépouiller 
un peu plus tard. A un autre moment, des 
germes de dents apparaîtraient en nombre 
anormal et très considérable, pour diminuer 
ensuite et ne se développer que dans la pro- 
portion voulue. L'anatomie ne nous a-t-elle 
pas révélé qu'il y a en nous des restes d'or- 
ganes possédés par des espèces inférieures, 
actifs chez elles, inutiles et parfois dange- 
reux chez nous? On a abordé récemment, 
sous l'empire de cette idée, l'étude d'une 
petite glande cachée dans notre cerveau, 
dont aucun anatomiste ne savait que faire et 
où un philosophe avait songé à loger l'âme. Je 
lis qu'on voit maintenant dans celte glande 



>^_ »^_ . ». 



202 L ORIGINE DE L HOMME 

pînéale le reste inutile d'un troisième œil qui 
aurait fort bien servi à des invertébrés, an- 
cêtres tt'ès lointains de Tespèce humaine. 

J'ignore d'ailleurs si la science des em- 
bryons a vraiment le droit de voir dans les 
premières phases de fa vie humaine un ré- 
sumé historique de toutes les transformations 
grâce auxquelles l'être vivant est passé du 
poisson à l'homme. On l'affirme et on le nie. 
J'ignore si l'anatomie peut dire en toute assu- 
rance : cette glande, cet appendice vermicu- 
laire de l'intestin, ce quatrième lobe du pou- 
mon droit ne servent plus à rien, ils sont 
même parfois dangereux, ils ne font que 
rappeler un obscur passé de l'organisme. 

On l'affirme : il est cependant difficile, 
même à un profané, d'admettre que l'inuti- 
lité absolue d'une seule cellule vivante puisse 
être démontrée. La vérité est que cette dé- 
monstration importe peu. La structure géné- 
rale du corps humain, la qualité et la forme 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 203 

de ses organes vitaux, sa composition chi- 
mique prouvent avec une si grande éloquence 
son identité substantielle et phénoménale 
avec le corps des animaux inférieurs, elles 
prouvent d'une façon si évidente que sa famille 
est bien celle de certaines autres espèces 
qu'en vérité il reste seulement à discuter si 
les membres d'une même famille sontnarents 
entre eux ou s'ils ne le sont pas. 

Si la vie venait à s'éteindre aujourd'hui 
sur notre globe et si d'autres êtres intelligents 
pouvaient y venir de quelque planète pour 
étudier les restes des animaux inférieurs et 
ceux de l'homme, ils n'hésiteraient pas à juger 
que leur origine est la même et qu'ils ont été 
faits par les mêmes procédés. 

Après avoir traversé, tant d'une marche 
incertaine que d'un bond hardi, cet espace 
vide entre l'organisme de l'animal et l'orga- 
nisme humain, nous voici devant un autre 
espace vide, singulièrement plus large et plus 



20 i L ORIGINE DE L HOMME 

profond, que Wallace, un des deux fonda- 
teurs de rhypothèse qui a conservé le seul 
nom de Darwin, a refusé absolument de le 
traverser avec son ami. 

Si, en effet, l'intervalle qui sépare le corps 
de riiomme du corps du gorille ne paraît 
pas grand, Tintervalle qui sépare Tâme de 
rhomme de Tàme de l'animal le plus intel- 
ligent paraît infini. 

Darwin a sauté par-dessus ce gouffre, et der- 
rière lui d'autres encore ont sauté : d'après 
eux l'âme de l'homme pas plus que son corps 
ne tire son origine d'un acte de création spé- 
cial : elle est issue par un développement 
naturel de l'âme des animaux. Tous cependant 
n'ont pas traversé le gouffre au même endroit, 
et c'est pourquoi, si nous imaginons des ponts 
jetés en différents points, nous verrons entre 
eux de véritables abîmes. Pour arriver à cette 
conclusion qu'il n'y a nulle différence d'ori- 
gine entre l'animal et l'homme, même en ce 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 203 

qui concerne Tàme, beaucoup ont pris, der- 
rière le professeur Haeckel, la voie la plus 
facile et la plus courte : ils ont dit qu'il n'y 
avait d'âme ni chez les bêtes, ni chez les 
hommes, que les sensations, le sentiment, 
l'intelligence, la raison, la volonté, la cons- 
cience étaient des mouvements de la matière, 
et rien d'autre. Cette idée a soulevé dans les 
esprits religieux une grande répugnance qui 
est raisonnable et en même temps une grande 
peur qui me rappelle l'antique dicton piémon- 
tais : La paura a Vé faita d'neù. Et en effet 
ces philosophes auxquels était apparu comme 
incompréhensible le dogme de Tâme immor- 
telle en ont inventé un autre, celui de la 
matière pensante, qui se comprend encore 
moins. Ils ont enlevé du problème de l'uni- 
vers un grand X pour mettre à sa place un 
énorme Y. Ce travail a pu les divertir ; il a 
même été utile en un certain sens : toute er- 
reur a son utilité providentielle. Celle-ci a 



? >. 



206 L ORIGINE DE L HOMME 

été utile en ce qu'elle a contribué et contri- 
bue encore à développer des études fécondes 
sur les opérations les plus mystérieuses de 
l'organisme vivant: elle n'a pu donner aucune 
solution du problème, ni séduisante, ni 
effrayante. L'Y n'a pu, en aucune façon, s'im- 
poser comme donnée scientifique. 

D'autres ont pris une autre voie. Celui qui 
s'est le plus efforcé de démontrer l'évolution 
de l'intelligence, de prouver que l'âme* 
humaine dérivait de celle des animaux. Roma- 
nes, a montré qu'il avait de la science une 
idée plus rigoureuse et plus exacte. 

Considérant comme admise une loi géné- 
rale d'évolution, le professeur Romanes a sou- 
tenu qu'on ne pouvait la rejeter sur ce point 
unique pour donner à l'àme humaine une 
origine spéciale. 11 a cru observer que, pendant 
une courte période, l'intelligence du nouveau- 
né ressemblait dans sa façon de s'exprimer à 
celle de certaines espèces animales les plus 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 207 

favorisées de la nature. Ce fait lui parut un 
rappel historique du passé dans Tordre intel- 
lectuel, ainsi que, dans Tordre matériel, les 
formes successives de Tembryon physique. 
En outre, il a constaté une ascension, une 
évolution continue de Tintelligence dans la 

race humaine depuis les âges préhistoriques 

« 

jusqu'aux temps présents, et, comme il avait 
d'abord constaté une ascension, une évolution 
continue de Tintelligence depuis les animaux 
les plus humbles jusqu'aux plus compliqués, 
il a considéré comme probable qu'il s'agissait 
d'un mouvement unique et ininterrompu. 

Il a relevé une vingtaine de sentiments 
divers comme la crainte, la surprise, Tamour,. 
l'irritabilité, la jalousie, la colère, la joie, 
l'émulation, l'orgueil, la tristesse, la haine, 
la .honte, comme étant communs aux bêtes et 
à l'homme; il a, d'autre part, relevé la pré- 
sence de l'instinct chez nous. A l'égard des. 
facultés supérieures, exclusivement humaines, 



208 l'origine de l'homme 

telles que la conscience et la faculté de former 
une idée générale, il a dit, bien qu'avec beau- 
coup de prudence et de précautions, que, 
comme elles reposent sur un fond d'autres 
facultés, partagées par les animaux, elles sug- 
gèrent ridée d'un processus évolutif. C'est 
pourquoi en étudiant le développement de ces 
facultés chez l'enfant il a tenté de montrer 
qu'elles se forment successivement et graduel- 
lement, afin d'en induire par analogie un 
passage semblable et également progressif de 
l'esprit de l'animal à notre esprit, tout en 
reconnaissant qu'au moment du passage 
quelque ingrédient nouveau a pu être ajouté 
dans le creuset. 

Il s'est beaucoup attaché aux formes de 
langage que possèdent aussi les animaux, 
ainsi qu'aux origines de la parole humaine. 
Il m'est aussi impossible en ce moment de 
résumer ses laborieuses et subtiles recherches 
qu'il lui a été impossible d'en tirer plus que 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 209 

de simples probabilités et vraisemblances. 

Celui qui considère le passé du langage 
humain voit facilement les langues actuelr 
lement existantes, au nombre de plus de 
mille, pulluler comme les rameaux et le feuil- 
lage d'un petit nombre de troncs et ceux-ci sor- 
tir de souches moins nombreuses encore ; mais 
voir jusqu'aux racines souterraines, mars 
retrouver les germes d'où sortirent les pre- 
mières idées qui ont donné lieu aux premiers 
mots, c'est ce qui n'est donné à personne. 
Cependant, si de ces premières idées et de ces 
premiers mots sont naturellement issus tous 
les langages humains, il paraît probable à 
Romanes qu'eux aussi sont le fruit d'un état 
antérieur où l'animal, tout près de devenir 
un homme, ne possédait encore ni mot, ni 
idée. i 

Romanes a également recherché quelle qua^ 
lité de pensée on pouvait extraire des quelques 
paroles primitives et pour ainsi dire fossiles, 

14 



<'. 






:*-?iy-. 



f-v.^. 



210 



l'origine de l'homme 



ri, 






que la science a déterrées. Il y a trouvé une 
pensée de qualité inférieure qui reflète seule- 
ment le monde extérieur et physique. De 
même que le coquillage pétrifié suggère à 
l'esprit du poète les images d'un temps où 
l'homme n'était pas, ainsi le mot pétrifié 
suggère-t-il à l'esprit du penseur les images 
d'hommes chez lesquels n'étaient pas encore 
développées les facultés supérieures de Tin- 
telligence. Par ces observations Romanes 
confirme encore davantage la probabilité de 
cette hypothèse, d'après laquelle, ainsi que 
l'enfant s'élève d'une condition intellectuelle 
misérable jusqu'aux premières articulations 
instinctives et imitatives, puis jusqu'aux idées 
générales et au langage véritable, ainsi la 
race, elle aussi, y est-elle arrivée peu à peu. 
Il y a, selon lui, des raisons plus fortes pour 
admettre l'évolution de l'intelligence qu'il n'y 
en a pour admettre celle de l'organisme ; et, 
s'agissant de probabilités, il ne serait pas 



■ »•■ , 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 211 

sage de refuser son premier assentiment à 
une probabilité aussi grande. 

Cette science peut se tromper, mais elle 
lient un langage serein et vraiment scienti- 
fique. Quand au contraire les évolutîonnistes 
de Técole de Hœckel travaillent à établir la 
nouvelle théorie, on ne sait s'ils préparent 
vraiment les fondations d'un édifice scienti- 
fique ou s'ils exécutent des travaux d'approche 
contre une foi, s'ils font œuvre de paix ou 
œuvre de guerre. Tandis qu'ils racontent 
l'histoire de l'univers, ils pensent avec haine, 
on le sent, au récit sacré, et leur parole vibre 
souvent comme une accusation : l'on dirait 
qu'ils siègent non plus dans une chaire de la 
Science, mais devant les Assises, dans un pro- 
cès contre le Créateur, au banc du ministère 
public. 

Ils parlent avec un certain mépris de la 
pure observation scientifique. Avecunebonne 
paire d'yeux et un bon microscope, disent-ils. 






* 




A 



» ^« . 1. 



212 I. ORIGINE DE L HOMME 

le premier venu peut devenir célèbre. Il nous 
faut être philosophes, il faut nous persuader 
que le monde n'a aucun besoin de direction 
et que la présence de Dieu y est insuppor- 
table. 

Ils requièrent donc la mort de l'accusé ou 
au moins sa relégation perpétuelle dans les 
têtes faibles et les cœurs sentimentaux, hors 
desquels il lui soit interdit d'agir d'aucune 
façon et même de se faire voir. Ils repoussent 
comme entachés de fraude, d'iiiintelligence ou 
de poésie tous les témoignages qui lui sont 
favorables. Ils s'élèvent enfin contre tous 
ceux qui participent à la défense et insultent 
comme trompeuses toutes les Églises chré-r 
tiennes. 

Comme, en retirant aux Églises la concep? 
tion d'une âme immortelle, on leur enlève- 
rait tout fondement, on s'empresse de pro- 
duire au procès des documents élablissaftl 
que l'homme descend de l'animal; on conclut 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 213 

qu'on ne peut mettre en cause ni la spiritua- 
lité ni rimmortalité de Tâme humaine, et qu'à 
bien prendre on ne peut même pas parler 
d'une âme particulière à Thomme, de quelque 
nature qu'elle soit. Si les jurés admettent 
celle prétention, ils ne peuvent éviter de con- 
damner un Etre au nom duquel le genre 
humain se serait trompé pendant trente ou 
quarante siècles. 

Au contraire, celte autre science, inspirée 
par l'équité classique de l'esprit anglais, ne 
veut pas juger si l'âme de l'homme diffère ou 
non, par beaucoup de côtés de sa nature, de 
l'âme des animaux, si elle possède ou non le 
privilège de l'immortalité. f( Un Évangile peut 
l'affirmer», déclare Romanes, «nous ne pou- 
vons le nier». Parvenue au seuil de l'Église, 
cette science s'arrête en silence. 

Prenons maintenant congé d'elle et entrons 
dans l'Église; voyons si, parmi tant de doc- 
trines diverses qui y sont entrées après avoir 



w- 



V 



.r i 



ti^-. 



t • 



!214 l'origine DE l'hOMME 

longuement attendu devant la porte, comme 
la doctrine sur Texistence des antipodes, la 
doctrine de Copernic et de Galilée sur le sys- 
tème solaire et la doctrine sur l'antiquité de 
Tespèce humaine qui y entre en ce moment, 
voyons donc si Thypothèse évolutionnisle 
relative à Torigine de Thomme peut y prendre 
place aussi et, dans le cas de Taffirmative, 
quelle place elle y peut prendre, et par quels 
moyens. 



m 






-m 



«I 



x.X* 



La place de Thypothèse évolutionniste dans 
l'Église ne peut êlre assurément dans la 
chaire ou dans les stalles d'honneur qui 
reviennent aux vérités reconnues. 

L'Église n'a aucune raison pour adhérer à 
une hypothèse scientifique, quelle qu'elle soit. 
Moi qui déclare adhérer c^ celle-là, si j'occupais 
une dignité, une fonction quelconque dans 
l'Église, j'userais probablement d'un langage 
plus réservé. A la science de démontrer ses 
propres hypothèses. L'hypothèse sur l'origine 
de l'espèce humaine n'est pas encore prou- 
vée : peut-être n'en aura-t-on jamais une 
preuve mathématique et irréfutable. C'est 



216 l'origine de l'homme 



pourquoi je n'ai jamais pensé et je ne pense 
pas que l'Eglise doive se prononcer en sa 
faveur. Mais il y a des hypothèses dont 
l'Eglise ne peut même pas tolérer la discus- 
sion dans son sein. Voyons donc si l'hypo- 
thèse transformiste sur l'origine de l'homme 
est de celles-là. Pour s'en rendre compte, il 
faut examiner successivement ce qui se rap- 
porte au corps et ce qui se rapporte à l'âme 
de l'homme. 

11 n'est pas douteux qu'en ce qui concerne 
le corps humain les consciences chrétiennes 
soient libres de penser qu'il n'a pas été créé 
immédiatement dans sa forme actuelle avec 
une poignée d'argile, mais qu'il est parvenu 
au contraire à cet état actuel en partant d'une 
forme de vie inférieure. Cette liberté se prouve 
par le fait comme le mouvement se prouve 
par la marche. Le théologien Grassmann 
avoue, dans un ouvrage couronné par la 
Faculté de théologie de l'Université de Munich, 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 217 

que ce n'est pas une hérésie. Le P. Bellinck, 
Jésuite, a écrit que les catholiques pouvaient 
librement discuter la question de savoir si le 
corps humain avait subi des modifications où 
s'il n'en avait pas subi. Aune époque un peu 
plus éloignée, un autre Jésuite, le P. Suarez, 
cite d'illustres écrivains ecclésiastiques et, 

parmi eux, saint Jean Chrysostome, d'après 
lesquels une espèce d'homme imparfaite, 
douée d'âme raisonnante, a précédé l'espèce 
actuelle. 

La Bible n'a gêné ni ce saint ni ces autres 
écrivains. La Bible ne nous révèle pas le pro- 
cédé employé par Dieu pour façonner du 
limon de la terre le corps des animaux infé- 
rieurs et celui de l'homme. Elle dit : for- 
mavit^ il «forma ». Cette parole même me 
paraît semblable à un germe. Ainsi que l'arbre 
le plus gigantesque est virtuellement contenu 
tout entier dans une graine et conserve sa 
propre nature depuis le moment où il naît 



218 l'origine de l'homme 

caché, minuscule et simple, jusqu'à celui où 
il parvient à la magnificence d'une vie sura- 
bondante qui se répand en de multiples 
formes, dans les rameaux, dans le feuillage, 
dans les organes les plus délicats des feuilles 
et des fleurs, ainsi toute la science moderne 
était-elle virtuellement contenue dans ce mot 
« formavit » quand il fut jeté à la terre, alors 
que les hommes n'y pouvaient voir qu'un sens 
tout à fait réduit et tout à fait simple : ce mot, 
lui aussi, a conservé un principe vital de 
vérité durant toute la marche ascendante de 
l'intelligence humaine, tandis que ce sens 
réduit et simple allait se développant, jetait ses 
racines, allongeait sa tige, plongeait dans l'idée 
de la cause créatrice à des profondeurs toujours 
plus grandes, s'élançait dans l'idée des pro- 
cédés employés par cette cause à des hauteurs 
toujours plusgrandes, vers des démonstrations 
toujours plus lumineuses des voies les plus 
compliquées par lesquelles la vie s'est élevée 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 219 

du simple au complexe, de l'argile à Fliomme. 
La Bible dit : « Dieu forma. » La science 
dit : (( de cette manière ». Le récit biblique 
de la Création a été appelé par un grand évo- 
lutionniste : « la doctrine du Créateur-Char- 
pentier w. C'est à tort, puisque, dans le récit, 
Dieu ne travaille pas mécaniquement comme 
un charpentier, mais que la force créatrice 
est toujours la parole. De même que, dans la 
Genèse, dans les Psaumes et dans l'Évangile, 
la parole a toujours été glorifiée comme pre- 
mier facteur de toutes choses. « Amen », dit 
un des Livres Saints ; « principium creaturœ 
Deiy), Amen, ainsi soit-il : ce n'est pas la con- 
clusion, mais le principe ; ce n'est pas la 
parole articulée, le commandement verbal, 
mais Tordre, la loi. La science, dans son tra- 
vail continuel, rencontre partout, au ciel et 
sur la terre, dans tout mouvement mécanique 
d'atomes, dans tout phénomène de la force 
vitale, dans l'étude du passé, dans les prévi- 



220 l'origine de l'homme 

sions de l'avenir, celte Parole agissante, cet 
ordre, cette loi : ou plutôt elle ne rencontre 
que la loi, et, si la loi n'était pas, la science 
même ne serait pas la science. 

Le corps humain est ainsi, même d'après 
la Bible, le produit d'une loi. De quelle façon 
cette loi opère, c'est ce que ne disent pas les 
Livres Saints. La ténébreuse énigme est 
comme jetée devant nous dans un mystérieux 
silence. 

Si donc nous cherchons comment le corps 
humain a été formé et si nous trouvons que, 
selon toutes probabilités, il n'a pas été formé 
sans une loi, c'est-à-dire sans l'action régulière 
de forces dirigées et ordonnées suivant cette fin , 
nous sommes certainement sur labonne voie. 
Allons plus avant. Nous voyons ces forces à 
l'œuvre, d'espèce en espèce, depuis l'animal 
le plus humble, qui n'est encore que pure 
cellule et que pur estomac. Elles commencent 
à y préparer un poste d'honneur pour 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 221 

quelqu'un qui viendra plus tard, qui aura puis- 
sance et gloire et qui régnera sur la terre. 
Elles lui préparent Tinstrument de son règne, 
forment une première fibre nerveuse et diffé- 
rentes sortes de filets nerveux, puis les réu- 
nissent en paquets, leur donnent un centre 
dans la tête, et voici qu'apparaît le trône du 
dominateur à venir, voici qu'apparaît, tout 
petit, humble, mesquin, le cerveau. Ce cerveau 
ne cesse de progresser et, ainsi que Darwin l'a 
\ fait observer, aux phases de son développe- 
ment correspondent toujours des modifica- 
tions mystérieuses dans la forme des autres 
membres. 

11 progresse jusqu'au moment où à son 
développement correspond une modification 
obscure dans les organes de la voix. 

Alors s'en dégage la première des idées et 
en jaillit la première parole : ou plutôt non, 
ce n'est pas la première parole, c'est la 
seconde, c'est la réponse qui a exigé un 



222 l'origine de l'homme 

nombre infini de siècles, d'efforts, de dou- 
leurs et de vies, je veux dire la réponse à la 
première Parole, à l'ordre de Dieu. Par le 
même travail, également continu et égale- 
ment merveilleux, les mêmes forces pré- 
parent dans la cellule primitive une sensibi- 
lité vague et diffuse aux rayons lumineux ; 
elles la ramassent dans un nerf spécial, font 
apparaître une vision trouble, puis créent une 
chambre noire, une lentille, tout un instru- 
ment complexe qui recueille la lumière 
du soleil et la couleur des objets et qui 
renvoie la lumière de la vie et l'éclat des 
passions, où enfin surgira la conscience 
et qui à ce moment aura, lui aussi, sa parole, 
se lèvera vers le ciel pour donner sa réponse, 
et ce sera l'œil humain. Nous voyons ces 
mêmes forces préparer peu à peu et dévelop- 
per un autre organe, le rendre d'abord 
mobile à volonté, puis l'habituer à un mou- 
vement régulier et inconscient, en faire le 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 223 

centre de vie puissant qui commence chez 
l'animal à mesurer les mouvements de la pas- 
sion et à palpiter de terreur, de joie, de 
colère : le jour où le cerveau en arrivera à 
avoir conscience de sa personnalité propre et 
à concevoir le monde extérieur, où il en arri- 
vera à tirer des phénomènes naturels Tidée 
d'une force supérieure, ce jour-là le cœur 
aussi sera prêt à parler son langage impé- 
tueux, à donner sa réponse instinctive, la 
première palpitation d'une émotion religieuse. 
Nous voyons enfin se préparer à travers les 

* 

siècles l'organe le plus spécial à notre espèce : 
voici que des animaux déjà supérieurs aux 
autres par la constitution du cerveau, par la 
vivacité capricieuse des passions, par la dis- 
position des yeux réunis sur le front, se 
trouvent contraints, pour assurer leur nour- 
riture et se dérober à la poursuite des ani- 
maux féroces, à se réfugier dans les arbres : 
ce genre de vie, en les forçant àgrimper et à se 



224 l'origine de l'homme 

suspendre, les prépare ainsi à la position ver- 
ticale et surtout à un emploi nouveau et plus 
compliqué des extrémités. L'habitude de la 
position verticale, outre qu'elle développe les 
muscles de la poitrine d'une façon utile àfémis- 
sion de la voix, modifiera les extrémités infé- 
rieures et les rendra plus stables, tandis que 
les extrémités supérieures, employées par 
l'animal pour attirer à lui les branches, pour 
cueillir et pour manier les fruits, acquerront 
une mobilité, une habileté toujours plus 
grandes et seront prêts à devenir un instru- 
ment parfait de Fintelligence, la main 
humaine; et cette main, elle aussi, parlera 
son langage et donnera à Dieu sa magnifique 
réponse, quand elle écrira : « Au commence- 
ment Dieu créa le ciel et la terre. » Tel est le 
sens qui nous apparaît caché dans le mot : 
« formavit ». D'autres en peuvent trouver un 
nouveau ou lui préférer l'ancien : la cons- 
cience chrétienne est libre. Je crois cepen- 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 225 

dant que, quand l'interprétation moderne sera 
universellement acceptée, on verra en elle 
une preuve que le résultat de la vraie science 
n'est pas de détruire l'idée de Dieu, mais de 
l'agrandir, de la purifier toujours davantage 
des ressemblances matérielles avec l'homme, 
de distinguer les procédés divins des procé- 
dés humains et, par conséquent, de rendre 
l'esprit humain plus religieux : si, en effet. 
Dieu apparaît toujours plus grand à notre 
esprit, ce ne peut être qu'il grandisse, mais 
c'est que nous allons nous rapprochant de 
Lui. 11 se produit alors ce fait étrange que plus 
nous nous reconnaissons éloignés et diffé- 
rents de Dieu dans la partie inférieure de 
notre être, plus nous devenons semblables 
à Lui et plus nous nous rapprochons de Lui 
dans la partie la plus élevée : ainsi notre 
nature participe chaque jour davantage à sa 
lumière et à sa vie et d'un mouvement plus 
rapide s'élève et se fortifie. 

15 



226 l'origine de l'homme 

Lïime humaine ! Cette fois, en face de ceux 
qui affirment que tout dans Thomme est le 
produit de révolution, l'âme comme le corps, 
la conscience chrétienne, dans toutes les 
Eglises, se lève et dit : «Je vois qu'il n'y a 
pas de différence de nature entre le corps de 
riiomme et celui des animaux; je peux croire 
que le premier descend des seconds par voie 
de générations successives, mais je vois qu'il 
y a une différence de nature entre Tâme des 
animaux et l'àme de l'homme, puisque seule 
la seconde est capable de former réellement 
une idée générale et d'avoir réellement cons- 
cience ; je dois croire qu'une parole divine est 
intervenue pour créer la seconde de ces âmes 
et que cette âme a l'immortalité personnelle. » 

Ces prémisses étant posées, la conscience 
chrétienne aie droit d'adhérer à tout svstème 
sur l'origine de l'âme qui n'est pas inconci- 
liable avec elles. 

Je m'arrête d'abord un instant non près: 



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1 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 227 

de ceux qui disputent sur rorigine de Tâme 
primitive, mais sur un autre terrain tout 
proche et très semblable, où Ton discute sur 
Torigine de toutes les âmes qui sont venues 
ensuite. 

La théologie chrétienne n'est jamais arri- 
vée à se mettre en plein accord sur ce point; 
elle a mis en avant plusieurs hypothèses con- 
tradictoires. On a dit que chaque àme était 
créée directement par Dieu pour chaque corps ; 
à quoi on a réponduque,dansce cas, les âmes 
seraient indemnes du péché originel. On a 
dit que les âmes étaient dans les germes et 
passaient des parents aux enfants; à quoi on 
a répondu que, puisque Tàme humaine était 
immortelle, il faudrait accorder aussi Tim- 
mortalité aux germes qui ne se sont pas déve- 
loppés. 

Saint Augustin avoua qu'on ne pouvait 
arriver à une solution : le plus grand de ses 
disciples et amis, saiht Fulgence, a écrit 



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■ ■•'i 






> 1 



228 L ORIGINE DE L HOMME 

qu'il était permis d'adopter la première ou 
la seconde de ces opinions, mais que ni Tune 
ni l'autre ne se pouvaient démontrer. 

11 y a à peine dix-huit ans, un très savant 
consulteur de la Sacrée Congrégation de 
rindex a défendu victorieusement la liberté 
des consciences chrétiennes sur ce point. 

Aujourd'hui, il est possible, je crois, de 
concevoir sur Torigine de l'âme humaine un 
système trop général assurément pour ame- 
ner à découvrir, d'une façon certaine, le 
caractère particulier de cette origine qui a 
échappé à saint Augustin et à saint Fulgence 
et que jamais la science ne pourra démontrer 
rigoureusement, mais un système qui du moins 
ne soit contraire ni à la foi chrétienne ni à 
une doctrine qui réunisse et subordonne l'idée 
d'évolution à l'idée de création. Selon ce 
principe général, je vois chaque âme humaine 
créée par la parole originelle : « Faisons 
l'homme à notre image et à notre ressem- 






ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 229 

blance», et cette parole n'a pu être une 
parole articulée, sonore, passagère : elle ne 
peut que révéler la volonté divine en action , 
comme loi de la nature, à Torigine de 
l'homme; en action, comme loi de la nature, 
dans la reproduction des êtres humains; en 
action dans l'avenir le plus lointain où je vois 
les hommes se transformant chaque jour da- 
vantage à l'image et à la ressemblance de Dieu . 
Ainsi donc, par une force donnée de la 
volonté divine, c'est-à-dire par l'action d'une 
loi naturelle, l'embryon humain, à peine 
formé, est doué d'une âme et se trouve pré- 
disposé à devenir un être humain, mais c'est 
seulement quand il parvient à un certain 
degré de développement, impossible à déter- 
miner, que l'âme, touchée d'une lumière 
divine, y devient vraiment humaine : ainsi 
l'œil peu à peu préparé chez l'embryon 
acquiert-il tout à coup, au choc de la lumière 
matérielle, la faculté de voir. 






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Ecx 






230 l'origine de l'homme 

C'est par celte intervention directe que je 
vois la Volonté créatrice agir à l'origine de 
chaque âme. 

Or, s'il m'est permis, comme chrétien, de 
penserqueles âmesdesfils d'Adam sont deve- 
nues humaines par l'effet de la parole originelle 
de Dieu, par une loi de la nature, à plus forte 
raison me sera-t-il permis de croire que cette 
parole divine a produit de la même façon 
Adam lui-même, qu'agissant comme loi de la 
nature elle en a préparé tout à la fois l'âme 
et le corps dans une vie inférieure, et qu'enfin , 
au moment où le corps a été prêt, elle y a 
créé l'âme, toujours en agissant comme loi de 
la nature. 

L'âme humaine, ainsi préparée de longue 
main, ainsi créée tout à coup, a donné elle 
aussi, en naissant, sa réponse : me voici, 
c'est moi'. 

L'entrée dans le monde de l'âme consciente 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 231 

et de la parole créée clôt une période et en 
ouvre une autre durant laquelle l'activité de 
révolution devient morale. L'àme humaine 
qui n'a jamais été aussi pure qu'à son appa- 
rition, qui a commencé par dire : « C'est moi», 
s'en va, de cet état d'innocence, à travers la 
souffrance et l'erreur, vers une mystérieuse 
et fortifiante rencontre avec sa cause, où elle 
pourra lui dire avec un amour plus conscient : 
« C'est Toi, je te reconnais. » Mais cela n'est 
point de mon sujet, et j'y reviens pour dire un 
dernier mot comme artiste. 






. I 



IV 



Je repousse avant tout le préjugé de ceux 
auxquels Tidée transformiste appliquée à 
Tespèce humaine répugne comme une 
bassesse morale. 

Poésie et bassesse morale peuvent bien 
se rencontrer parfois chez un individu, mais 
non dans une idée. Si Ton déclarait que 
l'homme est issu du lion et de Taigle, la 
femme du lys et de la rose, il ne s'élèverait 
peut-être pas autant de protestations qu'en 
suscite actuellement l'image de nos horribles 
ancêtres, précisément parce qu'il nous 
ressemblent en leur aspect imparfaitement 
et monstrueusement humain. On peut ima- 
giner qu'à une période future de notre 



l'origine de l'homme 233 

développement toutes les imperfections du 
corps animal de Thomme inspireront un 
pareil sentiment de répugnance à ceux qui 
posséderont un corps spirituel, un corps 
transformé, qui existe déjà en puissance dans 
notre corps, auquel nous aspirons incons- 
ciemment, que nous entrevoyons dans nos 
idéalisations amoureuses et qui nous fait 
tant de fois éprouver du mépris et du dégoût 
pour notre humiliante animalité : mais c'est 
employer un langage impropre, que dire que 
nous descendons des animaux. La conscience 
même de notre dignité humaine, la vibrante 
parole qui l'affirme, se sont développées en 
nous par une illumination supérieure qui a 
pénétré et transfiguré jusqu'au visage sans 
beauté qu'ils pouvaient seul nous trans- 
mettre. 

L'on ne peut dire que nous descendions 
des animaux, car nous nous élevons en sor- 
tant d'eux, et notre temps comprend de 



» î 



i34 L ORIGINE DE L HOMME 

mieux en mieux que, si la vanilé humaine 
peut parfois se plaire à descendre, la vraie 
gloire de l'homme est de s'élever. Si nous 
voulons chercher dans notre origine une 
raison de nous glorifier, voici celle que nous 
pourrons trouver : c'est qu'il n'a pas suffi 
d'un instant pour nous tirer, longtemps 
après les premiers animaux, de la boue, 
c'est-à-dire de la pourriture des vies passées; 
mais qu'un travail immense s'est fait sur 
notre globe afin que de la poussière, qui ne 
connaissait ni la putréfaction ni la mort, 
surgissent des formes vivantes capables de 
transmettre la vie, de la diriger, avec la 
coopération de toute la nature, vers des 
formes supérieures, sans jamais la laisser 
s'abaisser une seule fois, jusqu'à ce que 
pussent enfin s'élever vers le ciel un front, 
un regard, une parole vivante. Je ne sais 
d'ailleurs comment l'idée d'une parenté 
quelconque avec les animaux peut causer au- 




ET LE SENTIMEiNT RELIGIEUX 235 

tant de honte à ceux qui croient en un seul 
Auteur de toutes choses. Nous qui pensons 
avoir été portés dans le sein de la nature 
animale inférieure, nous avons pour elle 
un sentiment plus religieux et plus moral 
qui pénètre pratiquement dans notre vie 
et devient un élément de la civilisation 
moderne. 

Il ne peut être moral de ressentir et d'ex- 
primer du mépris pour des créatures qui 
occupent la place que les lois de la Nature 
leur ont assignée. L'histoire de l'univers, 
depuis la première cellule jusqu'à la pre- 
mière conscience, m'apparaît comme un 
drame divin, dominé dans chacune de ses 
paroles et dans son ensemble par des 
lois complexes et rigoureuses comme peut- 
être le poème humain le plus parfait peut-il 
en donner une faible image. Un tel poème 
ne saurait contenir de paroles méprisables, 
quelque humbles que paraissent certaines 



^36 l'origine de l'homme 



d'entre elles, parce que chacune porte h 
l'endroit qui convient son fragment d'idée 
et parce qu'il lui faut tout au moins pré-- 
parer, précéder, et, en une certaine manière, 
engendrer la parole lumineuse qui vient 
ensuite. 

Selon le système spiritualiste de l'évolu- 
tion que je défends, la dignité morale con- 
siste à combattre certaine union très étroite 
de notre être avec un animal d'espèce obscure 
et innommée qui s'agite encore dans le cœur 
humain, témoignage vivant du passé, qui 
aspire sans trêve à s'en rendre maître et qui 
y lutte contre la domination d'un principe 
inconnu de lui, la conscience morale ; il veut, 
cet animal, se servir d'une autre force qui 
n'est pas entièrement nouvelle pour lui^ 
l'intelligence, et, s'il triomphe, il s'empare du 
visage de l'homme, il regarde par ses yeux, 
tantôt dissimulé et insidieux, tantôt ridicule, 
tantôt horrible, selon la nature et les mou- 







ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 



237 



vements de la passion qui prévaut en lui, 
selon qu'il a dû employer à ses fins plus ou 
moins d'intelligence; s'il s'est peu servi de 
celte force intelligente, si la passion est res- 
iée presque uniquement bestiale, si le 
triomphe est durable, il l'imprime sur le 
front conquis, il marque son empreinte sur 
les traits, il nous fait voir un être ambigu 
qui descend par des chemins tortueux vers 
un état qui n'est ni beslial ni humain, et 
qui esl bien pire que ces deux états. 

L'art moderne doit connaître la mission 
qui lui est assignée par une loi fondamentale 
de la nature en tant qu'expression des facul- 
tés supérieures de l'homme. C'est à lui qu'est 
échue, d'après la loi de l'évolution, la mission 
d'aider le divin à réprimer le bestial, l'ave- 
nir à se dégager du passé. Souvent il a 
rempli et il remplit encore cet office sans en 
avoir pleinement conscience, parla simple 
représentation de la beauté ou encore par 




238 l'origine de l homme 

l'expression des sentiments les plus nobles 
et par raffîrmaftion des croyances les plus 
élevées : il vaut mieux qu'il le reconnaisse 
maintenant tel qu'il apparaît à la lumière 
de la science. 

Quel que soit notre nombre, nous ne 
voulons pas admettre, nous qui combattons 
pour la puissance et la gloire de Tesprit, et 
qui sommes en même temps pleins de foi dans 
la science et dans tout progrès humain, que 
la grande idée de l'évolution soit abandonnée 
comme avec mépris à une philosophie maté- 
rialiste qui, sans avoir aucun droit sur elle, 
s'en sert comme d'une arme contre notre 
pçopre idéal. 

Nous ne voulons pas admettre que la 
représentation artistique des idées morales 
les plus conformes à l'idéal chrétien soit 
respectée seulement comme une fidélité 
honorable au passé. L'art, d'après notre 
système, en dirigeant tout progrès moral, 



> 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 23î> 

fait siennes les divinations les plus audacieuses 
de la science moderne et affirme sa foi dans 
Tavenir. La loi de l'évolution gouverne 
le monde par le jeu de deux forces, la force 
de conservation et la force de progrès. Toutes 
deux sont également dignes d'admiration : 
cependant, si, comme on Ta dit, le premier 
animal qui s'est décidé à se mettre debout et 
à marcher sur ses seules extrémités pos- 
térieures a été un radical, Tart aussi qui 
tend à corriger toute position vicieuse et à 
empêcher tout écart de l'esprit humain, qui 
tend à le conduire haut et droit sur la voie 
qui éloigne de l'animalité, est un art radical : 
c'est un instrument très humble, mais très 
utile, de cette force de progrès dont le 
principal instrument est la Divine Parole tou- 
jours vivante, pleine encore de germes cachés, 
qui opère dans le monde tantôt éclatante et 
tantôt mystérieuse, tantôt reconnue et tantôt 
inaperçue, comme loi morale chrétienne. 



» . 



âto l'origine de l'homme 

Par là je n'entends pas conseiller à l'art 
la représentation exclusive des types idéaux. 
11 fera bien de pratiquer aussi l'autopsie de 
la bêle humaine. «Il est dangereux», dit 
Pascal. « de trop faire voir àThomme combien 
il est égal aux bêtes sans lui montrer sa 
grandeur. 11 est dangereux de lui faire trop 
voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est 
encore plus dangereux de lui laisser ignorer 
l'une et l'autre; mais il est très avantageux de 
lui représenter l'une et l'autre». 

Tout sujet doit fournir à l'art la matière 
de ce double travail. Jamais l'art humain ne 
sera vraiment l'art s'il ne sait découvrir 
chez le même individu des éléments de vie 
supérieure et des éléments de vie inférieure : 
quelque germe au moins de la première et 
quelque trace de la seconde. 

Mais l'artiste ne remplit pas sa mission s'il 
ne fait pas sentir qu'il en a conscience et 
qu'il lutte contre Tanimal primitif, contre la 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 2*' 

lendance de l'élémenl humain inférieur 
empêcher le développement de l'éléme: 
supérieur. 11 ne s'agit pas de subordonn 
l'art à la morale, comme beaucoup l'ont fai 
de telle sorte que la morale s'imposant àl'a 
semble une chose morte qui étreiot etétoul 
un être vivant, il s'agit de leur trouver ui 
unité si complète qu'il soit impossible d 
distinguer la conception moralede la conce 
lion artistique. 

Cette activité de l'élément inférieur i 
l'humanité, qui, chez l'individu, prend mil 
formes et se traduit en mille mouvemec 
divers, se manifeste également danslasocii 
et y produit le désordre oi^anique dont e 
souffre. On démontrerait facilement que 
. désordre organique dont souffre la socit 
. est l'œuvre de basses cupidités, en par 
passées, consacrées par le droit, fortifit 
dans les institutions par la coutume, deveni 
inconscientes [et automatiques, en par 



242 l'origine de l'homme 

vivantes, actives et conscientes dans les 
classes les plus élevées comme les plus basses 
de la société; ces passions ont produit le 
désordre parcequ'ellesontétoufféle sentiment 
de cette loi suprême qui est dans Tordre 
moral ce qu'estlaloi d'attraction dans Tordre 
physique, de cette loi qui impose aux âmes 
humaines dans Tordre moral et aux atomes 
dans Tordre physique de s'attirer réciproque- 
ment et de graviter ensemble vers un centre. 
C'est pourquoi l'art généreux qui se 
passionne pour les misères sociales doit se 
garder à tout prix de susciter, même indirec- 
tement, ces cupidités ; il doit les combattre 
toutes au moyen d'un idéal de justice capable 
de transformer le monde par l'amour et par 
l'égale répartition non des jouissances, mais 
des devoirs : et ces devoirs ne sont pas ceux 
qui correspondent à des droits soutenus par 
la force et réglementés par des Codes, — ceux- 
là, aux législateurs d'y pourvoir, — mais ce 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 

sont ceux au contraire qui corresponden 
loi d'attraction morale, aux droits de l'An 
aux droits de Dieu. 

Chevaliers de l'esprit, nous ne nous cr( 
obligés ni de mépriser ni de haïr le cor| 
est naturel à la poésie comme à l'a: 
d'idéaliser le corps humain, d'anli 
instinctivement d'unefaçon vague, imagii 
prophétique, sur son évolution à venir, 
petite et délicate main de femme n'est 
dans l'esprit du poète et de l'amant, 
forme, couleur, vie, sensibilité, intellig 
passion, grâce féminine: elle est pour ei 
court et délicieux poème, une parole ir 
dcTâme; elle devient, dans son éclatdui 
comme un symbole d'immortelle jouiss 
Il leur répugne de se représenter que la ( 
main idéalisée provient de membres qi 
furent pas humains, même à travers 
myriade de siècles, mais il leur répugne» 
ment de se représenter l'intérieur de 



1 1. 



244 L ORIGINE DE L HOMME 

main comme le fait un professeur d'anatomie. 
Les deux répugnances ont la même source, 
ridée d'une vie inférieure, purement animale, 
d'un organisme semblable par sa structure 
intime à celui des bêtes. 

Ce fait nous offusque bien plus si nous le 
considérons dans le corps tout entier. Nous 
avons bien peu d'avantage à le nier dans le 
passé, puisqu'il nous faut ensuite l'admettre 
. dans le présent. Eh bien ! je trouve que, plus il 
nous apparaît vif et fort, plus aussi il doit 
nous entraîner à une impétueuse réaction, 
plus il doit donner d'élan à l'imagination 
amoureuse qui ne veut considérer dans un 
corps que la beauté extérieure, l'éclat de la 
vie, l'expression intense de l'âme, en un 
mot toutes les qualités qui conviennent au 
corps idéal de l'homme, au corps de l'homme 
dans l'évolution future qui lui est promise. 
Je dirai même que nous avons nécessairement 
de la beauté corporelle un idéal qui diffère de 




ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 245 

l'idéal antique. Tout esprit un peu moderne: 
sent la froideur, l'insuffisance de la beauté; 
féminine du pur type classique comme 
inspiratrice d'amour et d'art; mais nous 
pouvons aussi en donner les raisons. La 
beauté grecque exprime un contentement de 
soi, tout rayonnant et tout plein de sérénité, 
mais sans orgueil; elle me représente la joie 
sublime de la nature humaine surgissant enfin 
des ténèbres d'une vie inférieure et naissant 
à la lumière, heureuse de se reposer dans la 
contemplation. Son caractère est la satisfac- 
tion et le calme. Au contraire, notre idéal de 
beauté, tout pénétré de sentiment délicat et 
d'intelligence en chaque ligne du corps, a 
pour caractère l'aspiration : il exprime des 
désirs inquiets etjamaisassouvis qui réclament 
de l'amour et de la vie l'infini et l'éternel. Il 
me représente la nature humaine encore plus 
élevée, douée d'une âme nouvelle, illuminée 
par un idéal qu'elle ne comprend pas bien, 



■ f! 



246 l'origine de l'homme 

mais qu'elle sent et auquel elle aspire à 
s'assimiler tout entière. 

Un art qui s'inspire ainsi de l'hypothèse 
évolutionniste dans l'ordre moral et dans 
l'ordre physique a un caractère évidemment 
religieux. La doctrine de l'évolution humaine 
ainsi comprise s'accorde avec le sentiment 
religieux et le sentiment moral les plus purs. 

Voilà pourquoi je crois de toute mon âme 
que cette grande hypothèse est vraie. 

Un matérialiste que j'aime, non pour ses 
théories assurément, mais pour la tristesse 
profonde, amère, léopardienne qu'elles lui 
ont mise au cœur, a observé que, si tant d'élé- 
menls minéraux de la terre se retrouvaient 
dans les autres astres, il devait bien s'y trou- 
ver aussi la matière qui donna naissance à la 
première cellule vivante et que, la loi d'évolu- 
tion étant universelle, si une première cellule 
a pu, sur la terre, en arriver à produire des 
êtres qui ont le sentiment et la puissance 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX 247 

créatrice de la poésie, une autre cellule aura 
pu, bien probablement, en produire de sem- 
blables sur quelque autre étoile du ciel. « C'est 
pourquoi », écrit Maudsley, quand Tun de 
nous regarde de la terre dan s les bleus abîmes 
d'une nuit sereine etque, envahi par une émo- 
tion inexprimable, il oublie les choses ter- 
restres et vibre tout entier à des sympa- 
thies mystérieuses pour quelque chose qu'il 
ne voit pas, qu'il n'entend pas, mais qu'il 
sent cependant, peut-être subit-il l'action 
obscure d'êtres lointains en rapports plus 
étroits avec lui qu'il ne le soupçonne. » J'aime 
à penser qu'il en est ainsi réellement, qu'au 
moins dans quelque autre planète se sont 
développés et existent maintenant des êtres 
semblables à nous par l'intelligence et par 
l'amour, qu'il y a entre ces êtres et nous des 
sympathies mystérieuses et que quelqu'un 
d'entre eux atteste là-bas en ce moment, 
comme je l'atteste ici, la beau té et la grandeur 



248 L ORIGINE DE L HOMME 

de la loi à laquelle nos étoiles doivent la 
lumière et à qui nous-mêmes devons la 
parole. J'aime à penser qu'il n'y a pas d'astre 
au monde sur lequel ne se soient pas levés, 
ou ne se lèvent pas maintenant, ou ne doivent 
se lever un jour des témoins fidèles pour 
proclamer l'unité de cet ordre par lequel une 
cause infinie et universelle fait continuelle- 
ment monter la vie vers soi et la conforme 
toujours plus à sa propre image, afin d'obte- 
nir un amour toujours plus conscient, tou- 
jours plus semblable au sien. 

Voici déjà que des voix nombreuses 
s'élèvent de la terre pour rendre ce témoi- 
gnage. Bien qu'elles soient accusées, — et 
comment ne le seraient-elles pas, — de bles- 
ser le sentiment religieux et la dignité 
humaine, je m'honore d'unir ma voix à ces 
voix; si, en ce qui concerne le dogme, c'est 
aux maîtres que j'en ai appelé, au nom 
d'autres maîtres : en ce qui regarde ces senti- 



ET LE SENTIMENT RELIGIEUX S 

ments, les plus divins de Tàme, c'est h Voi 
ô mon Dieu, que j'en appelle au nom 
l'Idéal ! 



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TABLE DES MATIÈRES 



Préface 

r. Sur une récente comparaison des théories de S. Augus- 
tin et de Darwin au sujet de la Création 1 

II. Pour la beauté d'une Idée 81 

III. L'origine de l'homme et le sentiment religieux... 165 



TOL'HS. — IMP. DESLIS FRÈRES, 6, RUE GAMBETTA. 



ANTONIO FOGAZZARO 






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' Les 



Ascensions 

humaines 



Évolutionnisme et Catholicisme 



Disposuii ascettsionts in corde suo. 
Psaume LXXXIII. 



Traduit par ROBERT LEOER 



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Paru. — Imp. K. Capiomont et C«», me de Seine, 87.